L’ACRO: Vingt ans de combat pour une expertise citoyenne

Par Sezin Topçu, Doctorante en histoire des sciences à l’E.H.E.S.S. ACROnique du nucléaire n°75, décembre 2006.

Version PDF


La montée d’un mouvement citoyen face à un « mensonge radioactif »

Les catastrophes frappent d’un seul coup, sans prévenir. L’accident de Tchernobyl, la plus grande catastrophe nucléaire de l’histoire, ne devait pas faire exception à la règle le jour du 26 avril 1986. En France, à la suite de la catastrophe, les autorités chargées de sa gestion réagirent sous l’effet d’une première impulsion : « surtout ne pas inquiéter le public ». Ainsi, les Français n’ont eu longtemps droit qu’à une « information » vague, tardive, et trop « rassurante ». L’information relative aux retombées de la catastrophe en France étant déléguée à un seul organisme, le SCPRI [1], voire à un seul expert, M. Pierre Pellerin, alors directeur de ce service, le centralisme étatique trouvait en 1986 sa meilleure illustration dans la gestion des retombées de l’accident ukranien.

Rappelons que les savoirs et les pouvoirs de décision sur le nucléaire appartiennent, jusqu’au début des années 70, à un nombre réduit d’experts étatiques, issus des Grands Corps et appartenant majoritairement à EDF et au CEA. Compte tenu du centralisme étatique dans ce domaine, il n’est alors pas question d’un quelconque  recours à  une contre-expertise préalable à la prise de décisions. Dans les chambres ministérielles, la conviction commune est que « la France est un trop petit pays pour disposer de plusieurs groupes d’experts. Dans le domaine nucléaire, la compétence se trouve à l’EDF et au CEA et ne se trouve que là » [2], comme le clame au milieu des années 70 l’un des membres de la Commission Consultative pour la Production d’Électricité d’Origine Nucléaire. Une décennie plus tard, un rapport parlementaire sur l’accident de Tchernobyl fait toujours le même constat : « Dans notre pays, l’organisation centralisée du secteur de l’énergie nucléaire fait qu’il est pratiquement impossible de trouver un expert qui ne travaille pas ou qui n’ait pas travaillé pour l’EDF ou pour le CEA [3]. »

En mai 1986, le centralisme du domaine nucléaire semble s’attacher à un « principe de précaution » original au sens où la précaution vise essentiellement à maîtriser la peur et l’inquiétude des populations. C’est cette « peur de la peur du nucléaire », telle qu’elle est formulée par le philosophe J.P. Dupuy [4], qui donne lieu à la montée de la méfiance et de la colère de ceux qu’on soupçonnait d’être envahis par une peur « émotionnelle » et « irrationnelle ».

Effrayés par l’incohérence de l’information officielle, voire par un « mensonge » d’Etat, comme le titrait à l’époque le journal Libération, de nombreux citoyens décident ainsi de prendre l’affaire nucléaire en main. C’est dans ce contexte que l’ACRO voit le jour dans la région normande, région la plus nucléarisée de la France, tout comme la CRIIRAD, créée au sud-est, dans une des régions les plus touchées par l’accident de Tchernobyl.

À l’origine de la mobilisation de l’ACRO se trouvent notamment Pierre Barbey, biologiste à l’Université de Caen, Léon Lemonnier, alors agent de radioprotection au GANIL, et Didier Anger, président du CRILAN (Comité de Réflexion, d’Information et de Lutte Antinucléaires).

Agent de radioprotection à l’usine de la Hague du CEA jusqu’à la fin des années 1970,  Léon Lemonnier entre à l’usine de retraitement de La Hague en 1966 en tant qu’ouvrier. Quelques années plus tard, il devient l’agent chargé de la décontamination. Il découvre en même temps l’activité syndicale au sein de la CFDT. Ainsi, très politisé pendant les évènements de Mai 68, son activité syndicale et son activité de décontaminateur le sensibilisent aux problèmes d’irradiation liés au nucléaire. Les tabous propres au fonctionnement de l’usine dans les années 1970 qu’il définit comme « l’impossibilité même de critiquer la force de frappe » enrichit cette sensibilité. Au milieu des années 70, Léon Lemonnier apporte son témoignage pour le film « Condamnés à réussir » dénonçant les conditions de travail à la Hague. On se souvient encore de lui exprimant en début de film, d’un ton sombre, un ras-le-bol:  « On n’a pas de pouvoir sur notre vie (…) moi, je voulais être agriculteur et je travaille ici. Qui a décidé pour moi ? ». En 1976, à cause de son opposition à la privatisation de l’usine de la Hague, M. Lemonnier sera muté dans un atelier de fabrication des sources de césium pour la médecine, l’atelier ELAN-IIB du CEA qui, du fait de l’arrêt de ses activités en 1973 est alors pratiquement désert, n’ayant aucun personnel, et offrant des conditions techniques et sanitaires insuffisantes. Trois ans après, M. Lemonnier sera de nouveau muté, cette fois-ci au GANIL où il travaille encore en 1986 en tant que radioprotectionniste.

Quant à Pierre Barbey, militant antinucléaire des années 1970, il commence à s’opposer au nucléaire à la suite d’un évènement très précis : dans le cadre de son cursus universitaire au milieu des années 70, un groupe d’étudiants de l’Université de Caen est chargé de faire une étude de terrain sur le massif géologique de Flamanville. Or, à un  moment où l’implantation d’une centrale nucléaire à Flamanville fait l’actualité, les CRS empêchent les étudiants de faire ces recherches de terrain. L’intervention des forces de police marque profondément M. Barbey. Pendant ses années d’étudiant, M. Barbey anime ainsi le Comité Caen du CRILAN. Il fait partie de nombreuses manifestations antinucléaires à Flamanville, à Plogoff ou à la Hague. M. Barbey avait auparavant découvert la lutte antimilitariste au sein même de l’armée. Il sera parmi les premiers signataires de « l’Appel des cents » qui, en 1974, exigeait l’instauration de droits démocratiques dans les casernes. La prison en sera la sanction. Ainsi, la « force de frappe » sera à l’origine non seulement de l’engagement antinucléaire de M. Barbey mais également, pour partie, de son engagement politique.

Au moment où survient l’accident de Tchernobyl, face à l’absence de mesures officielles, Léon Lemonnier installe officieusement dans le jardin de GANIL une balise qui se trouve à sa disposition. Aidé par un technicien du laboratoire de spectrométrie du GANIL, il analyse la radioactivité de quelques produits, notamment le lait, et constate  une hausse de contamination d’environ 70 Bq par kg de lait, une valeur considérable par rapport au niveau normal, même si elle reste au dessous de la norme alors fixée par la Commission Européenne (500 Bq/kg). Afin de signaler cette hausse de contamination, Léon Lemonnier contacte le 9 mai le préfet du Calvados, qui restera silencieux face à cette alerte. Le lendemain, Pierre Pellerin annonce à la télévision ses mesures et indique, contrairement à la semaine précédente, des hausses de contamination de radioactivité dans quelques régions : des niveaux de contamination du lait compris entre 30 et 90 Bq/kg à l’Ouest et variant de 170 à 360 Bq/kg à l’Est et au Sud-Est. Agacé par l’incohérence des informations officielles, Léon Lemonnier décide d’agir et contacte ainsi d’autres personnes déjà sensibilisées aux problèmes du nucléaire.

À l’époque, Léon Lemonnier et Pierre Barbey se connaissent déjà. Non seulement parce que les campus de l’Université de Caen et du laboratoire de GANIL sont quasiment voisins, mais aussi parce qu’ils se rencontraient à l’occasion des luttes antinucléaires dans la région au cours des années 1970. En outre, ils se connaissent également grâce au GSIEN (Groupement des Scientifiques pour l’Information sur l’Energie Nucléaire). Si M. Barbey est membre du GSIEN  depuis les années 1980, M. Lemonnier participe, à la même époque, à la rédaction de la  Gazette Nucléaire, organe d’information du GSIEN. Pierre Barbey et Léon Lemonnier alertent rapidement d’autres amis et collègues dont le Professeur Maboux-Stromberg (professeur de physique nucléaire à l’Université de Caen), Madeleine Frérot (professeur retraitée de l’Education Nationale), Jean-Luc Veret et Catherine Bruneau (médecins), Stéphane Cornac (conseiller dans une mutuelle de soins et santé), Pierre Laisné et son père (tous deux commerçants). Parmi ce groupe, une partie des personnes découvre le militantisme pour la première fois en 1986 alors que d’autres l’ont déjà expérimenté au sein des groupes tels que le Mouvement contre l’Armement Atomique, le CRILAN, le Groupe Information  Santé, ou au sein des partis politiques notamment le PS et les Verts.

Une fois le groupe élargi, les premières mesures sur le lait et la terre seront suivies par d’autres. Après M. Lemonnier, M. Maboux-Stromberg met à disposition le matériel de son laboratoire. Ainsi, outre des produits laitiers, des analyses sur les oiseaux sont réalisées, en particulier sur les bécasses. L’idée vient d’un employé du GANIL, chasseur de bécasses et inquiet de leur  éventuelle contamination. On analyse également les lièvres dont le pelage révèle une contamination élevée. Précisons qu’il s’agit, avec ces premières mesures, d’une simple détection de contamination et non d’une analyse experte. Personne ne possède encore les compétences suffisantes pour analyser dans quelle mesure, par exemple, la viande de ces animaux est contaminée et quels effets cela peut induire sur la santé humaine.

Afin de présenter ces diverses mesures, une première réunion publique est tenue à Caen la deuxième semaine du mois de mai. Environ cinq cents personnes y participent, soit cinq fois le nombre attendu. Ce grand intérêt venant d’un public caennais très hétérogène marque les organisateurs et les encourage à continuer. Ne pensait-on pas que la question du nucléaire était tabou dans cette région ? Mais voilà que les choses changent : des personnes d’opinions diverses vis-à-vis du nucléaire, des militants antinucléaires  mais aussi des pro-nucléaires réclamant le nucléaire propre, des extrême-gauchistes, des écologistes, ou des « simples citoyens » alertés par l’attitude officielle s’avèrent déterminés à demander des comptes sur les « vraies » retombées de la catastrophe en France. Les associations environnementales et écologistes actives localement comme le GRAPE (Groupe régional d’action pour la protection de l’environnement) ou le CRILAN expriment leur solidarité avec la mobilisation. La méfiance vis-à-vis des autorités ne cesse de croître. Ainsi, sur la proposition de Didier Anger, un nom est rapidement désigné pour la mobilisation : Comité Tchernobyl-Flamanville.

Parce que la catastrophe de Tchernobyl a montré, très peu de temps après la mise en fonctionnement (1986) de la centrale de Flamanville, qu’une catastrophe majeure est possible partout, le Comité Tchernobyl-Flamanville vise à reprendre le combat à Flamanville en tirant la sonnette d’alarme avec le slogan suivant: « Aujourd’hui à Tchernobyl, demain à Flamanville (si nous ne réagissons pas) ». D’ailleurs, quelques habitants, regrettant d’avoir vendu leur terre à EDF, rejoignent rapidement le Comité.

De nombreux débats publics et des conférences sont organisés par le Comité Tchernobyl-Flamanville dans les villes et les villages de Normandie (Cherbourg, Lisieux, Caen, Vire, Rouen, Alençon et Sannerville) en mai et juin 1986. On débat alors aussi bien des impacts probables de la catastrophe ukranienne dans l’Hexagone que des problèmes relevant de la gouvernance du nucléaire en France. Comment réagir et se faire entendre pour influer sur la gestion du nucléaire et sur les mécanismes de prises de décisions dans ce domaine? Outre les réunions « bondées » à Caen, environ 300 personnes à Rouen et 350 personnes à Cherbourg suivent les débats. Même à Sannerville qui ne compte pas plus d’un millier d’habitants, plus de cent personnes y participent. La forte demande des populations dans la région persuade les membres du Comité Tchernobyl-Flamanville de la nécessité de créer une structure indépendante d’information sur les vraies retombées de l’accident en France et sur les risques liés au nucléaire. L’Association pour le Contrôle de la Radioactivité à l’Ouest (ACRO) naît de cette ambition en juin 1986.

Création d’un laboratoire associatif: de l’utopie à la réalité

L’existence dans le paysage nucléaire français du laboratoire de l’ACRO peut aujourd’hui paraître comme allant de soi mais ce serait oublier que la montée d’un laboratoire associatif, la construction d’une véritable entreprise de démocratisation de l’expertise dans le pays le plus nucléarisé au monde, n’est ni un jeu de hasard ni un acte banal. L’histoire de l’ACRO face aux puissances institutionnelles, tel David contre Goliath, montre en effet à quel point on a affaire ici à un défi citoyen de la plus haute envergure. L’ACRO, tout comme la CRIIRAD, relève bel et bien d’une exception française.

C’est la raison pour laquelle la décision de  la création du laboratoire de l’ACRO en 1986 n’est pas simple. Elle nécessite une réflexion profonde sur les apports et les risques d’une telle stratégie, en termes matériels, bien sûr, mais aussi en termes de conception d’une forme nouvelle de militantisme à inventer. Comment marier action politique et critique de la science  tout en apportant une légitimité et une durabilité à l’action collective? Comment assurer que celle-ci puisse déboucher sur la constitution d’un réel contre-pouvoir face au nucléaire? Pendant les réunions publiques, les membres du Comité Tchernobyl-Flamanville discutent intensément sur cette question et les moyens à mobiliser pour répondre à la demande d’information du public. Ainsi émergent les premiers désaccords. Si tout le monde s’accorde sur la nécessité de faire des mesures afin de dégager les vraies retombées de l’accident dans la région,  la polémique s’engage sur la façon d’obtenir ces mesures.

En 1986, au sein du Comité, Léon Lemonnier défend, dès le début, la nécessité d’un laboratoire autonome, en dehors de toute instance institutionnelle et universitaire. En tant que décontaminateur à l’usine de la Hague dans les années 1970, Léon Lemonnier aura connu mieux que tout le monde les effets de la radioactivité, même à faible dose, sur  la santé humaine, notamment sur celle des travailleurs du nucléaire. À partir d’une enquête personnelle qu’il a menée en 1982 à l’intérieur de l’usine de la Hague, il s’est déjà rendu compte que la plupart des travailleurs qu’il a connus à l’usine pendant la dizaine d’années précédente souffraient de maladies graves. En 1986, la position de Léon Lemonnier est aussi celle d’une éventuelle victime. Précisons que le radio-protectionniste contractera un cancer quelques années après l’accident de Tchernobyl, cancer qu’il parviendra à faire reconnaître comme une maladie professionnelle à la suite d’une bataille juridique laborieuse. Ainsi, en 1986, l’idée d’un laboratoire indépendant lui paraît primordiale en ce qu’il permettrait d’agir contre les effets sanitaires des faibles doses dont nul ne sait prévoir les conséquences graves à long terme.

Le Professeur Maboux-Stromberg n’est pas partisan de l’idée d’un laboratoire associatif à l’époque. En tant que physicien nucléaire, il préconise l’utilisation  des appareils de son laboratoire. En effet, la critique du physicien porte précisément sur la gestion officielle de la catastrophe en 1986 et non tellement sur le nucléaire proprement dit. Peu de temps après, il déclare d’ailleurs qu’il est plutôt favorable à l’énergie nucléaire « bien maîtrisée », même aux surgénérateurs, ce qui provoque rapidement son départ de l’ACRO.

Au début, Pierre Barbey n’est pas non plus très favorable à l’idée d’un laboratoire, surtout parce que la gestion d’une telle structure par des bénévoles lui paraît très difficile.  « J’avais du mal à l’imaginer », confiera-t-il plus tard. Quant aux autres membres du Comité, notamment  Madeleine Frérot, enseignante, et Catherine Bruneau, médecin, ils soutiennent l’idée d’un laboratoire indépendant. En tant que mères, les femmes sont plus inquiètes vis-à-vis des retombées sanitaires de l’accident et s’avèrent plus déterminées à construire une information sur les dangers réellement encourus. C’est là une divergence qui relève de la dimension socio-culturelle des savoirs liés à l’évaluation des incertitudes et des risques [5].

La polarisation « pour ou contre » un laboratoire indépendant se poursuit plutôt entre MM. Lemonnier et Maboux-Stromberg. Léon Lemonnier s’oppose à utiliser le laboratoire de M. Maboux-Stromberg car il juge que les appareils dans son laboratoire ne sont pas suffisants en l’état et qu’il faut d’abord les rassembler et les tester, ce qui exige un technicien. Si de tels efforts doivent être déployés, pourquoi ne pas se doter directement de son propre matériel? Après presque un mois de polémique, tous les membres du Comité en seront convaincus. En effet, connaissant des techniciens de la firme Camberra (firme qui fabrique de tels appareils) avec laquelle il a eu affaire dans le cadre de son travail, Léon Lemonnier organise au GANIL une journée où il invite un technicien à faire une démonstration de la spectrométrie gamma qu’il faudrait acheter pour fonder le laboratoire. « Ce technicien était très doué pour vanter ce matériel, il a impressionné tout le monde », admettra-t-il plus tard. La décision de la fondation du laboratoire sera ainsi prise suite à cette démonstration du premier matériel nécessaire, coûtant 300 000 francs à l’époque.

Au départ, le laboratoire est un outil pour l’ACRO en vue d’acquérir une autonomie vis-à-vis des universités et des institutions et pour marquer une rupture en apportant une contre-expertise externe aux sphères institutionnelles. L’instrumentation technique doit aussi permettre aux militants de se poser au même niveau que les experts officiels. C’est dans cette perspective que, dès le début, l’association met en avant une identité scientifique en s’attachant à des discours d’ « apolitisme » et d’ « indépendance ». Le laboratoire devait aussi apporter à l’ACRO une durabilité financière à son action grâce à des analyses payantes. Ainsi la part de la vente d’analyses sur le budget total de l’association va de 14,7% en 1988 à 42,9 % en 1990. Mais le laboratoire signifie surtout pour l’ACRO la possibilité d’expérimenter une nouvelle forme de militantisme, celle qui consiste à « surveiller » et à « contrôler ».

Une première vague de mobilisations liées à la construction des contre-pouvoirs dans le domaine dit du nucléaire civil s’effectue au début des années 1970. À la montée des critiques intellectuelles (Ellul, Mumford, Illich, Foucault),  de la critique syndicale (notamment la CFDT) et des mouvements étudiants, s’ajoute la naissance du mouvement écologiste et conjointement celle du mouvement antinucléaire. On voit ainsi se créer divers groupes et journaux comme  Survivre et Vivre, les Amis de la Terre, le Sauvage, Charlie-Hebdo, la Gueule Ouverte, le collectif « Bugey-Cobaye » ou encore le Comité contre la Pollution Atomique à la Hague [6]. Deux milieux, scientifique et syndical, jouent au cours des années 1970 un rôle de porte-parole et de caution scientifique pour le mouvement antinucléaire en lui fournissant des informations et des arguments techniques. Les scientifiques issus du GSIEN, les chercheurs au sein de l’Institut d’Études Juridiques et Économiques à Grenoble ou les ingénieurs et les techniciens de la CFDT « affirment » alors, grâce à leur notoriété, l’existence d’une pollution « anormale », l’éventualité d’un accident, la « défaillance » d’une centrale ou le caractère « erroné » des scénarios officiels de consommation énergétique dans les décennies à venir.

En 1986, l’enjeu n’est plus « d’affirmer », mais d’apporter des preuves tangibles et de marquer le terrain par des actions concrètes afin de dépasser les arguments « faciles à combattre », de montrer le « sérieux » des critiques et de mobiliser le maximum de soutiens. Le temps de la pure contestation est révolu, le mouvement antinucléaire des années 70 s’est soldé, selon un bon nombre des militants, par un échec, les idéaux  écologistes et antinucléaires abstraits ne priment plus dans l’opinion publique et les enjeux de 1986 subissant la forte empreinte de Tchernobyl nécessitent de comprendre et d’aborder autrement les institutions liées au nucléaire. Ainsi dès le départ, l’ACRO s’oriente vers une professionnalisation accrue afin d’apporter des « preuves », de développer une identité légitime et crédible et d’influer sur la gestion officielle du risque nucléaire en y imposant un contrôle citoyen. Elle devient, au cours du temps, le « gendarme » de l’environnement dans la région de la Hague. En contestant les modèles de standardisation de la science officielle, elle rend surtout possible la conduite d’analyses dans des endroits précis, localisés et pas toujours pris en compte par les institutions. Elle met ainsi en oeuvre des savoirs nouveaux liés à la contamination radioactive.

L’ACRO devra cependant attendre presque un an pour obtenir le financement nécessaire à l’installation de son laboratoire. Ses militants commencent dès juin 1986 à faire du porte à porte dans diverses villes et villages de Normandie afin de collecter des adhésions. Un millier d’adhérents soutiennent alors son action et contribuent à l’achat de l’équipement, même si l’association sera obligée de souscrire un prêt bancaire important. Par la suite, il faudra attendre l’an 1993 pour l’acquisition d’un compteur béta, puis l’an 1997 pour l’achat d’une deuxième chaîne de spéctrométrie gamma pour le laboratoire. Par ailleurs, l’ACRO ne pourra louer son propre local qu’en octobre 1987. Jusque là, elle mène une vie nomade, d’abord dans un magasin appartenant à l’un des fondateurs, puis en divers endroits comme la Maison des Syndicats, une ferme en pleine campagne ou encore une salle de la municipalité d’Hérouville qui soutient l’action de l’association. Avec la location du premier local, une ancienne boucherie, le laboratoire indépendant caennais se constitue sur une trentaine de mètres carrés. Une toute petite pièce à l’entrée à gauche est allouée aux travaux de secrétariat ;le laboratoire s’établit dans une deuxième petite pièce à l’arrière, l’ancienne chambre froide. Onze années s’écouleront avant que l’ACRO occupe un local offrant de meilleures conditions.

Quant aux permanents, au bout de trois ans de sa création, l’association sera en mesure d’employer uniquement un salarié pour un tiers du temps standard. Pendant plusieurs années, elle fait appel aux employés contrat-emploi-solidarité ou aux objecteurs de conscience qui contribuent à l’association pour les travaux du secrétariat ou pour la maintenance du laboratoire. C’est d’ailleurs grâce au dispositif d’embauche des objecteurs de conscience que l’ACRO gagne un de ses militants, David Boilley, physicien au GANIL, conseiller scientifique et administrateur de l’association depuis les années 1990. Les bénévoles, scientifiques ou non, jouent en effet un rôle très important dans l’élaboration et la réussite de l’action de l’ACRO. La majorité des fondateurs de l’association suivra avec force leur action pendant de longues années, voire jusqu’à aujourd’hui. Le cercle de militants actifs de l’ACRO s’élargit avec la montée des antennes en Nord-Cotentin, en Haute-Normandie et en Touraine. L’ACRO parvient aussi à se doter rapidement d’un organe d’information, l’ACROnique du Nucléaire dont la publication est assurée depuis son lancement en 1988 par Sibylle Corblet-Aznar, actuellement présidente de l’association. L’ACRO ne sera en mesure d’intégrer des salariés à plein temps qu’à partir de la deuxième moitié des années 1990.

La première embauche à temps plein en 1996 représente pour l’ACRO un moment fort symbolique et émouvant car représentatif du militantisme solidaire de ses membres. Le recrutement de Gilbert Pigrée, chargé d’étude à l’heure actuelle, ne peut en effet voir le jour qu’à deux conditions. Primo, ce sont les adhérents qui se proposent de payer le salaire de M. Pigrée. Secundo, ce dernier accepte, malgré un salaire très modeste, de mettre ses compétences au service de l’ACRO, en s’inscrivant ainsi dans une nouvelle catégorie du travail, celle du « professionnel » bénévole ! C’est dans le même état d’esprit que Mylène Josset, physicienne nucléaire, rejoint le laboratoire de l’ACRO l’année suivante. Ce sont là des éléments de précarité auxquels se confronte le jeune laboratoire de l’ACRO dans son combat pour l’existence. Comment faire vivre un laboratoire indépendant avec des moyens très limités? Comment surtout se faire entendre et se rendre légitime face aux organismes d’expertise officielle qui bénéficient non seulement de gros budgets mais également d’une reconnaissance et d’une notoriété scientifique et publique? Comment briser ainsi le  monopole de parole et d’expertise dans le domaine nucléaire?

Expertise citoyenne de l’ACRO

Vingt ans après, le laboratoire de l’ACRO aurait bien pu disparaître : son existence était fragile parce que menacée. L’acquisition surtout d’une reconnaissance et d’une légitimité a nécessité la traversée de bien des déserts. L’association a aussi affronté plusieurs tentatives d’intimidation. Pour n’en donner que deux exemples, en 1996, l’ANDRA porte plainte contre l’ACRO pour avoir rendu public un document interne de l’organisme, document révélant la présence massive du plutonium sur le Centre de Stockage de la Manche. Autre cas d’intimidation : en 1998, l’IUT de Cherbourg censure les rencontres ACRO programmées à Octeville sur le thème « Nucléaire et Démocratie ». L’association a aussi vécu à plusieurs reprises des moments douloureux en termes financiers.

Après sa création, le laboratoire indépendant de l’ACRO devra attendre près de cinq ans pour faire valoir officiellement ses mesures. En 1991, l’ACRO révèle une élévation anormale des taux de césium dans les sédiments de la Sainte Hélène (une petite rivière qui prend sa source sur un plateau à côté du site de la Hague et du Centre de Stockage de la Manche). La Cogéma réfute d’abord cet argument et accuse l’association de « multiplier par dix ses mesures afin de faire sa propre publicité » [7]. Pour montrer le bien fondé de ses analyses, l’ACRO milite pour qu’une comparaison entre laboratoires s’effectue. Une confrontation des mesures de l’ACRO avec celles de deux laboratoires officiels, le Laboratoire Départemental d’Analyse de la Manche et le SPR-Cogéma, révèle la pertinence du travail de l’ACRO et apporte une reconnaissance officielle au laboratoire. Ironie du sort, le SCPRI, toujours dirigé pendant cette période par M. Pellerin, s’abstient, sans motif, de cette procédure comparative entre laboratoires.

Au début des années 90, l’ACRO commence aussi à se réjouir d’une reconnaissance publique de son action. Une enquête réalisée en 1990 par la Commission d’information de la Hague auprès des médecins et s’interrogeant sur les sources d’information jugées « intéressantes » ou « très intéressantes » montre que l’ACRO vient au premier rang (73,5 %) bien au delà des organismes officiels (SCPRI, 55 %, exploitants, 34,3 %, ministère de l’Industrie, 29,3%). L’ACRO parvient également à prendre part progressivement dans les commissions locales d’information (CSPI de la Hague dès 1987, CLI de Paluel-Penly dès 1991, Commission de surveillance du Centre de Stockage de la Manche depuis 1996…) ou les comités dits d’expertises pluralistes, encore réduits en nombre.

L’ACRO développe sa compétence au fil du temps, malgré l’absence de moyens financiers suffisants. Outre les subventions d’une trentaine de mairies et les adhésions,  le laboratoire finance son fonctionnement grâce à des analyses commandées par des collectivités locales, des groupes écologistes comme Greenpeace ou des particuliers. Ces prestations de services permettent surtout à l’association de diversifier ses champs de compétence. Si, au départ, le laboratoire de l’ACRO ne peut détecter que les radionucléides émetteurs gamma à moyenne et forte énergie, aujourd’hui il est équipé pour mesurer la teneur en tritium des eaux ou celle du strontium 90 dans le lait. Il peut repérer la concentration des émetteurs à basse énergie (américium 241, iode 129) ou celle du radon dans l’air. Mais le travail de l’ACRO dépasse la surveillance et la mesure routinières. Pour faire parler les chiffres, l’association dispose d’une connaissance accrue du terrain et des modes de vie de la région ce qui constitue  en effet le grand atout de son action. Ses membres se vantent par exemple de connaître par cœur chaque parcelle autour de l’usine de la Hague !

En effet, il ne s’agit pas tellement pour l’ACRO d’être le porte parole scientifique des citoyens mais plutôt de leur proposer un outil (un « laboratoire indépendant ») pour agir. Si la science officielle a très souvent tendance à ignorer l’apport des savoirs locaux [8], l’ACRO prend cette tendance à contre-pied. Convaincue que l’évaluation des problèmes liés au risque nucléaire nécessite la sensibilisation et la participation du plus grand nombre des citoyens, l’ACRO réalise son travail sur le terrain souvent en partenariat avec les populations locales [9]. A titre d’exemple, une trentaine de bénévoles organise et effectue autour de l’usine de la Hague les prélèvements à analyser en laboratoire. En effet, ceux qui participent à la surveillance d’un site comme celui de la Hague sont en général ceux qui y habitent et qui se sentent directement concernés par les problèmes dans la « presqu’île au nucléaire » [10]. C’est là la mise en pratique d’une « expertise citoyenne » qui va au delà d’une simple contre-expertise technique. Elle implique une réelle capacité et une volonté des citoyens de s’approprier des problèmes posés par les sciences afin de politiser les enjeux qui en relèvent, revendiquer leur maîtrise ou dénoncer éventuellement l’impossibilité d’une telle maîtrise.

L’action de l’ACRO, à côté de celle d’autres groupes de citoyens, a contribué à perturber la gestion officielle du nucléaire et à briser le monopole de l’expertise dans ce domaine. Avec la montée des alertes, des affaires et des controverses, les efforts de transparence se sont multipliées dans la sphère officielle même si l’information et la transparence sont parfois considérées comme de simples outils de communication. Certains organismes de contrôle et de prévention des risques sont également amenés à acquérir une relative indépendance vis-à-vis des exploitants. Dans la région de la Hague, les autorisations de rejets dans l’environnement sont aujourd’hui plus contraignantes grâce notamment aux suivis réguliers et au lobbying de l’ACRO. En 1993, dans le cadre d’une étude commandée par les Verts de Haute Normandie, l’ACRO a révélé une contamination anormale par du radium (allant jusqu’à 8500 fois  le taux normal) du site de l’ancienne usine Bayard de fabrication des aiguilles de réveil à Saint-Nicolas-d’Aliermont. C’est grâce à « l’affaire Saint-Nicolas-d’Aliermont » que les seuils de décontamination des anciens terrains ont été révisés.

Enfin, l’ACRO n’est pas uniquement un laboratoire de recherche et d’expertise sur la radioactivité. Elle est aussi un laboratoire d’expérimentation des formes nouvelles de « gouvernance » du nucléaire qui vont de l’information à la transparence, à l’expertise pluraliste et enfin à la participation du public.

Face à une crise de légitimité des institutions politico-industrielles, depuis les deux dernières décennies notamment, la façon dont les décideurs politiques, les managers industriels ou leurs experts en communication gèrent la critique sociale portée sur les choix scientifiques et techniques a subi des changements considérables dans la mesure où «le public anonyme, constitué d’individus à la psychologie primaire, a cédé la place à des groupes différenciés, capables de prendre la parole en dehors des enquêtes d’opinion et de développer des argumentaires construits » [11]. La stratégie de communication des risques exclusivement focalisée sur la perception du risque par le public a cédé la place, aussi  bien en France qu’en Europe, à une démarche qui met en avant la nécessité du «dialogue »  et de la «participation du public ». En témoignent les nouvelles réglementations relatives à l’information et la participation du public, la création en France d’une commission nationale du débat public (loi Barnier de 1995), l’adoption en juin 1998 de la convention d’Aarhus par la CEE ainsi que la multiplication des auditions publiques, des jurys de citoyens ou des conférences de consensus.

Bien que les tentatives restent relativement timides par rapport aux autres domaines (génie génétique, transports, urbanisme..), le domaine nucléaire n’est pas épargnée par la tendance préconisant la participation. On parle ainsi de la nécessité d’une «gouvernance inclusive »  et d’une « culture  partagée de gouvernance du risque » , concepts qui renvoient directement aux constats du sociologue Ulrich Beck : il ne s’agit plus seulement d’un partage du bien mais aussi d’un partage (de la gestion) du mal, et conjointement, celui des responsabilités [12]. Ce sont là de nouveaux modes de gestion des risques, de nouveaux langages de «bonne gouvernance» qui se donnent pour mission de renforcer le pouvoir donné aux individus et aux parties prenantes. Ainsi des «débats publics» ont récemment été organisés (2005-2006) sur l’EPR, sur les déchets nucléaires et sur l’ITER [13].

Si les institutions et les acteurs qui pilotent ces nouvelles démarches sont complexes et hétérogènes, les volontés d’ouverture et de dialogue exprimées par ceux-ci le sont également. Diverses lacunes associées aux nouveaux dispositifs de participation montrent qu’un changement radical en faveur d’une démocratisation des choix techno-scientifiques ne s’opère pas rapidement et que cela nécessite une mutation plus profonde des visions de la science portées par les milieux scientifiques et la sphère politico-industrielle, sinon une « révolution culturelle » des sciences. Néanmoins, il est indéniable que certains responsables font preuve d’une réelle ouverture et d’une « bonne foi » comme l’a montré par exemple tout récemment la position du président de la Commission Particulière du Débat Public sur les déchets [14]. On est donc face à un contexte techno-politique qui ne peut être qualifié ni de purement technocratique, ni de purement démocratique. N’est-ce pas là un grand paradoxe de nos démocraties actuelles? Il serait naïf dans ce contexte de croire que la participation du public signifie d’office la démocratisation sans condition des sciences tout comme  il serait irréaliste de prétendre que toute tentative d’ouverture et de dialogue serait  une langue de bois,  une récupération des actions citoyennes, voire un complot.

Naturellement donc, l’appréciation des démarches participatives par les différents membres du milieu associatif  est très variable. Certains refusent frontalement toute  participation de  crainte de servir de caution à des décisions déjà prises ou par opposition tout simplement à des règles prédéfinies des débats. Certains autres, comme l’ACRO, préfèrent traiter cas par cas les initiatives de participation pouvant déboucher sur une décision, sans pour autant se faire d’« illusions ». Les éléments de contradiction mentionnés ci-dessous poussent d’ailleurs les associations à la vigilance. C’est ainsi que l’ACRO a rédigé tout récemment une « charte » de démarche participative définissant les aspects éthiques de la participation. Les deux démarches opposées d’acceptation ou de refus de participation semblent en effet toutes les deux légitimes selon le contexte. Elles doivent être considérées comme étant complémentaires dans la mesure où la force d’un mouvement de contre-pouvoir repose en grande partie sur la diversité des formes d’action des groupes militants qui le constituent, comme le montre bien l’exemple des militants du traitement du sida en France [15].

Pour l’ACRO, la participation aux instances officielles permet non seulement de mieux mesurer le but réel des tentatives d’ouverture envers les citoyens mais également d’avoir accès aux documents non publics et d’accroître ses compétences en observant de près les méthodes de travail des experts officiels. Ainsi, d’un côté, l’association a pu constater de l’intérieur le peu de volonté envers l’ouverture et la transparence de certains dispositifs comme la Commission de surveillance du Centre de Stockage de la Manche ou la Commission « Tchernobyl » (mise en place en 2004 afin d’évaluer l’impact réel de la catastrophe en France). D’un autre côté, elle a pu bénéficier de l’ouverture du Groupe Radioécologie Nord Cotentin, comité pluraliste d’expertise mis en place en 1998 afin d’évaluer l’augmentation des cas de leucémie à proximité de la Hague. Le fait que les mesures réglementaires dans l’environnement ainsi que les modèles d’impact sanitaire soient rendus publics au cours du travail de ce comité a permis à l’ACRO de développer ses capacités d’expertise concernant, par exemple, les systèmes de contrôle de la Cogéma. C’est ainsi que le laboratoire indépendant a pu révéler lors des incidents de 2001 une sous-estimation d’un facteur 1000 des rejets du ruthénium radioactif par l’usine de retraitement de la Hague.
Au bout de vingt ans d’existence, contre vents et marées et en dépit des difficultés et des contradictions auxquelles l’association doit faire face, le cas de l’ACRO témoigne des apports incontestables et inestimables d’un militantisme qui s’attache à la démocratisation des formes d’expertises et de gouvernance dans le domaine nucléaire en France.

Remerciements

Cet article s’appuie sur une série d’entretiens réalisés entre 2003 et 2006 avec plusieurs membres de l’ACRO ainsi que sur les publications et les archives de l’association. Je remercie Jean-Claude Autret, Pierre Barbey, David Boilley, Catherine Bruneau, Sibylle Corblet-Aznar, Madeleine Frérot, Mylène Josset, Léon Lemonnier, Gilbert Pigrée du temps qu’ils m’ont accordé. Je remercie également l’ACRO de son accueil chaleureux qui a permis mon travail d’archives.


[1] Service Central de Protection contre les Rayonnements Ionisants.

[2] La citation de l’entretien réalisé en 1976 avec un des membres de la Commission Péon est reprise de P. Simonnot, Les nucléocrates, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1978, p.51.

[3] OPECST, « Les conséquences de l’accident de Tchernobyl et la sûreté des installations nucléaires », Rapport n° 1156, 1987-1988, p. 16, cité par C. Restier-Melleray, «Experts et expertise scientifique. Le cas de la France », Revue Française de Science Politique, 40, 4, 1990, p. 546-585, p. 565

[4] J.-P. Dupuy, Retour de Tchernobyl. Journal d’un homme en colère, Paris, Seuil, 2006

[5] Sur cette question, voir par exemple l’analyse de R. Paine, “Chernobyl reaches Norway : the accident, science and the threat to cultural knowledge”, Public Understanding of Science, 1, 1992, p. 261-280.

[6] Voir, entre autres, A. Touraine, Z. Hegedus, F. Dubet, M. Wievorka, La prophétie antinucléaire, Paris, Seuil, 1980.

[7] D. Boilley, « Etat de l’environnement dans la Hague », Silence, 197, novembre 1995

[8] B. Wynne, “Misunderstood Misunderstandings: Social Identities and the Public Uptake of Science,” in IRWIN (A.), WYNNE (B.) (ed.), Misunderstanding Science? The Public Reconstruction of Science and Technology, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p.19-46.

[9] Voir notamment J.C. Autret, « Quand l’accident engendre une prise de conscience citoyenne », G. Grandazzi, F. Lemarchand (dir.), Les silences de Tchernobyl, Paris, Autrement, 2004, pp. 202-210.

[10] F. Zonabend, La presqu’île au nucléaire, Paris, Ed. Odile Jacob, 1989

[11] M. Callon, P. Lascoumes, Y. Barthe, 2001, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, 2001, p. 45-46.

[12] U. Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Flammarion, 2001

[13] Pour une critique du débat sur l’EPR, voir : J. Testart, S. Orru, « Le débat sur le réacteur EPR est un fiasco », Politis, 2 mars 2006.

[14] Voir par exemple: Commission Nationale du Débat Public, «Compte rendu du débat public sur les options générales en matière de gestion des déchets radioactifs de haute activité et de moyenne activité à vie longue », 27 janvier 2006

[15] J. Barbot, Les malades en mouvements, Paris, Editions Balland, 2002

Ancien lien

Secret et accès à l’information

Conclusions et constats partagés du groupe de travail mis en place par les commissions particulières de débat public sur l’EPR et les déchets nucléaires
Position de l’ACRO
Liens


CONCLUSION  •  CONSTATS PARTAGES

Les difficultés rencontrées sur le thème du secret au cours des deux débats publics sur le nucléaire, concernant le projet de réacteur EPR d’une part et la gestion des déchets nucléaires d’autre part, ont fait de l’accès à l’information un thème majeur du débat, approfondi notamment dans le cadre d’un groupe de travail et de deux réunions publiques, l’une commune aux deux débats le 14 novembre 2005 à Caen et la seconde dans le débat EPR le 30 janvier à Dunkerque.
Les travaux menés au sein du groupe de travail, enrichis des réflexions apportées par d’autres acteurs au cours des débats, font apparaître un certain nombre de conclusions fortes. A travers les constats partagés et les divergences parfois profondes, les points suivants ressortent des échanges :

•    La confiance des citoyens dans la capacité d’accès à l’information sur le nucléaire civil doit être renforcée

1.    Un « conflit d’exigences » existe entre le pluralisme et l’exhaustivité nécessaires au débat public et le respect de secrets liés à la sécurité dans le domaine du nucléaire civil.
Cette question revêt, dans le triple contexte d’un manque de confiance du public, de l’après 11 septembre et de choix à venir sur le renouvellement des équipements nucléaires, une importance majeure. Sa « résolution » passe par une clarification de la délimitation et de la justification de l’ensemble des secrets et par la réflexion sur les mécanismes susceptibles d’apporter l’information au public dans le respect de leurs limites.

2.    La confiance des citoyens dans les informations qui leur sont accessibles est un élément essentiel pour leur participation aux débats sur les risques auxquels ils se sentent exposés.
La faiblesse de la confiance placée par les citoyens dans les informations disponibles, en particulier dans celles données par l’Etat, sur les questions ayant trait aux affaires nucléaires civiles est un obstacle majeur à la démocratisation des choix dans ce domaine.

3.    La démarche de « transparence », comprise comme la mise à disposition du public d’une information choisie par ses détenteurs, apparaît nécessaire mais non suffisante pour résoudre ce problème.
La construction de la « confiance » renvoie à l’existence de dispositifs liant l’accès du public aux informations à sa demande, la capacité d’expertise nécessaire au traitement pluraliste de ces informations et la reconnaissance de ce pluralisme dans les processus de décision – perçue comme un facteur d’amélioration des décisions.

•    L’existence de secrets protègeant les industriels et les intérêts de la Nation apparaît d’autant plus légitime qu’ils sont bien délimités

4.    L’accès à l’information est légitimement borné par la protection d’intérêts privés ou publics. Un consensus existe, dans son principe, sur l’édiction de règles juridiques qui empêchent de livrer au public des informations couvertes :

•    les unes par les secrets industriel et commercial nécessaires à la protection de certains intérêts des entreprises,
•    les autres par le secret de défense nationale, élément parmi d’autres, de la protection d’intérêts vitaux de la Nation.

5.    Ces secrets doivent toutefois, conformément à une évolution très forte du droit international, constituer des exceptions aussi limitées que possibles à une règle d’accès à l’information.
Bien que ce principe soit inscrit dans le droit français, le sentiment de faible information dans le domaine du nucléaire civil tient aussi à la difficulté d’obtenir des informations sur des points qui ne sont pas explicitement couverts par les secrets. L’existence de cette zone grise, ou de secret « par omission », semble un obstacle culturel français rencontré également dans d’autres domaines.

6.    Il importe donc, sur les questions de sûreté et de sécurité (et par extension de risques pour les personnes et pour l’environnement) liées aux activités nucléaires civiles, de distinguer trois questions :

•    la frontière, c’est-à-dire les critères et les procédures délimitant les informations couvertes par un secret des informations en principe publiques;
•    le « dehors », c’est-à-dire les règles et les pratiques rendant réellement disponible l’information théoriquement accessible ;
•    le « dedans », c’est-à-dire les dispositifs de restitution susceptibles d’apporter au public de la confiance dans le degré de protection sans rompre la confidentialité nécessaire des informations.

7.    Il convient par ailleurs de bien distinguer l’analyse du périmètre des secrets selon les domaines d’application, les intérêts protégés et les autorités qui les traitent :

•    dans le domaine de la sûreté, c’est-à-dire de la protection contre les circonstances accidentelles, on rencontre essentiellement :
– le secret industriel, qui s’applique de façon bien délimitée à la protection de la conception et du savoir-faire sur des éléments précis du système technique,
– et le secret commercial, qui s’applique de façon plus subjective à des informations sensibles en termes concurrentiels ;
•    dans le domaine de la sécurité, c’est le secret défense qui s’applique aux dispositions de tous ordres prises pour la protection contre le détournement des matières nucléaires et contre les actes de malveillance en fonction des différents types de menaces considérées;
•    un problème spécifique apparaît sur des questions qui se trouvent à l’intersection des deux domaines, c’est le cas notamment de la résistance des installations aux chutes d’avion.

•    Le respect du secret industriel et commercial ne s’oppose pas à une plus grande ouverture sur les dossiers de sûreté nucléaire

8.    Le périmètre du secret industriel et commercial fait moins question qu’une utilisation extensive qui peut en être faite. La pratique suggère en effet un écart entre l’information réellement couverte par ce secret et l’information réellement mise à disposition du public par les opérateurs et les pouvoirs publics.

9.    L’accès à l’information pourrait dans ce domaine être fortement amélioré par une évolution des pratiques visant à limiter la confidentialité aux seules informations réellement protégées. Il s’agirait par exemple d’établir le rapport de sûreté comme un document public dont certaines parties seulement demeureraient confidentielles.
De même, une évolution vers une attitude plus positive en général des détenteurs de ces informations vis-à-vis de demandes spécifiques du public semble souhaitable.

10.    La voie de l’expertise pluraliste, expérimentée dans le cadre du débat public à travers une première investigation d’éléments du rapport préliminaire de sûreté par des experts indépendants, devrait être confortée. L’élargissement de l’accès d’experts indépendants mandatés par des organismes reconnus, sous accord de confidentialité, aux dossiers des opérateurs est une étape importante à franchir.
D’autres pistes de réflexion sont proposées concernant la composition des groupes d’experts chargés d’appuyer les autorités sur les dossiers de sûreté ou la mise en débat des avis de ces groupes.

11.    Plus largement, de telles évolutions passent probablement par la mise en place de règles elles-mêmes plus transparentes pour l’instruction des demandes d’information, la justification des refus et les procédures de recours. De plus, un rôle renforcé des lieux de dialogues territoriaux que sont les CLI et leur fédération nationale paraît souhaitable.
La loi sur la transparence nucléaire en préparation devrait permettre d’établir un tel cadre, que des décrets d’application pourraient préciser.

•    Le secret de défense est un élément indispensable de la sécurité nucléaire mais son rôle et sa limite restent sujets à débat

12.    Le périmètre du secret défense reste l’objet de débats, voire d’incompréhension. Si sa délimitation thématique est spécifiquement établie par l’arrêté du 26 janvier 2004, il paraît beaucoup plus facile d’avoir une vision concrète de cette limite de l’intérieur que de l’extérieur, ce qui constitue un obstable majeur à la discussion entre personnes « habilitées » ou non. En matière de sécurité nucléaire, le secret est, au même titre que les dispositifs de protection physique, un élément de ce que l’on désigne comme la « défense en profondeur » : de ce fait, caractériser le secret revient pour les autorités à en affaiblir la portée, donc à réduire l’efficacité de la protection qu’il apporte.
Sa fonction même confère au périmètre du secret défense un caractère fluctuant : ainsi, les secrets à préserver peuvent évoluer dans le temps en fonction de l’évaluation des menaces crédibles. De plus, l’agrégation d’informations non secrètes isolément peut constituer une information secrète.

13.    Cette vision du secret défense appliqué à la sécurité nucléaire se heurte à la demande de clarification de son rôle dans l’ensemble des dispositifs de protection. Ce problème se pose particulièrement à la frontière entre sûreté et sécurité : la protection d’une installation nucléaire contre la chute d’avion de ligne (parmi différents scénarios d’attaque terroriste de grande ampleur) recouvre plusieurs aspects, dont la résistance propre de l’installation qui est une problématique de sûreté.
Il existe sur ce plan un conflit entre l’usage extensif du secret comme instrument de réduction de l’efficacité d’actes de malveillance et la possibilité de garantir explicitement pour le public un degré de résistance de l’installation à des scénarios déterminés.

14.    Face à cette difficulté, il apparait d’abord souhaitable que le Gouvernement procède dans ce domaine à une explication plus systématique sur la démarche globale de sécurité, qui reste mal connue. Le document annexe à la lettre du Ministre de l’industrie à la CNDP du 12 octobre 2005, en plaçant la question de la sécurité de l’EPR dans un contexte global, en fournit un premier exemple.
La mise à disposition systématique du public du rapport annuel au Parlement du Bureau sécurité et contrôle des matières nucléaires et sensibles (BSCMNS) du service du Haut fonctionnaire de défense du MINEFI, dont le rapport 2004 a été rendu public dans le cadre du débat, est également un élément très important d’information du public.
Dans le même registre, certains suggèrent que l’édition d’un guide précisant la nature des documents susceptibles d’être classifiés dans le domaine du nucléaire civil et les raisons de cette classification pourrait améliorer la compréhension du rôle du secret dans la sécurité nucléaire. Les divergences sur ce point illustrent la difficulté du sujet : pour certains membres du groupe, un tel guide risquerait, pour englober dans une approche générale l’ensemble des situations envisageables, d’étendre le périmètre du secret au-delà de ce qui est strictement nécessaire ; pour d’autres il constituerait, même dans ce cas, un élément susceptible d’améliorer la confiance.

15.    Au-delà, une réflexion reste à mener, sous l’égide des pouvoirs publics, sur des formes d’expertise collégiale susceptibles de renforcer la confiance du public dans le domaine de la sécurité nucléaire. Il s’agirait notamment d’apporter un éclairage sur les choix de conception qui déterminent les rôles respectifs du secret et d’autres dispositifs dans la protection globale des installations nucléaires, et la garantie que le secret ne couvre pas des défaillances vis-à-vis d’objectifs affichés.
Cette réflexion se heurte à la limitation de l’accès aux informations couvertes par le secret défense aux personnes remplissant la double condition d’être habilitées et de justifier par leur fonction d’un « besoin d’en connaître ».

16.    Les conditions dans lesquelles il peut être fait appel à la Commission consultative du secret de la défense nationale apparaissent très restrictives. L’élargissement des conditions de sa saisine pour renforcer l’accès des citoyens au recours sur l’application du secret de défense dans le domaine du nucléaire pourrait être étudié.

17.    Sur un plan plus large, le Gouvernement pourrait s’interroger sur l’évolution des lois et règlements concernant le secret de défense. Une étude menée par un juriste spécialiste du droit de l’environnement suggère que celui-ci devrait être adapté pour mieux prendre en compte les évolutions du droit français et international. Le Groupe, dont certains membres ne partagent pas cette analyse, ne prend pas position, à ce sujet, sur le fond.

Position de l’ACRO

Communication de l’ACRO à la CPDP-EPR, 16 mars 2006

L’ACRO n’a pu participer qu’en tant que simple spectateur au groupe de travail sur l’accès à l’information, car les méthodes de fonctionnement de ce groupe étaient incompatibles avec la temporalité associative. En effet, il n’est pas possible à un bénévole, qui doit prendre un jour de congé pour se rendre à une réunion à Paris, de décider soudainement d’une réunion pour le lendemain. Nous n’avons donc pas pu contribuer à l’élaboration de la liste des questions. Le bénévole n’a que ses soirées et week-end pour travailler sur les dossiers. Il n’est pas possible de valider pour le soir même la liste de questions reçue le matin par mail. Il est de plus regrettable qu’il ait fallu que le représentant de l’ACRO démissionne pour que les organisateurs de ce groupe de travail acceptent de décaler d’une heure le début des réunions afin qu’il puisse venir de province le matin même.

Sur le fond, le secret défense est supposé constituer la première barrière contre les agressions extérieures. Cette barrière est très fragile : pour les transports, Greenpeace a montré comment, avec un peu d’organisation, on pouvait facilement la contourner. En revanche, le secret pose une limite à l’exercice la démocratie. Nous pensons que l’intérêt démocratique, avec une réelle implication citoyenne sur des sujets qui touchent au bien commun qu’est l’environnement, est supérieur à la prétendue sécurité apportée par le secret. Nous ne sommes donc pas satisfaits par les réponses apportées par le haut fonctionnaire de défense du MINEFI.

Nous retenons que le principal mérite de ce groupe de travail aura été d’éclairer l’état des lieux. L’ACRO fait sienne les conclusions du groupe de travail.

Liens

  • Télécharger le rapport complet du groupe de travail (3,5 Mo)
  • Dossier de l’ACROnique du nucléaire n°72 de mars 2006 sur le sujet

Ancien lien

L’EPR n’est pas justifié

Contribution de l’ACRO au débat public sur l’EPR, octobre 2005
Télécharger le document officiel
Contribution de l’ACRO au débat sur les déchets nucléaires de haute activité et à vie longue
Débat sur l’EPR : le secret est inacceptable, communiqués de presse du 17 octobre 2005


Pour une autre politique énergétique

Nous sommes convaincus, comme beaucoup, que le défi énergétique sera un des défis majeurs du 21ième  siècle avec l’épuisement des ressources en pétrole et la menace du réchauffement climatique. En ne produisant que de l’électricité, le nucléaire ne peut avoir qu’un impact mineur sur ces problèmes. Tant que les autorités se limiteront à penser en moyens de production réduits à une « alternative infernale » – nucléaire ou effet de serre- et non en utilisation de l’énergie, elles seront incapables de répondre au défi. La priorité de toute politique énergétique doit être la réduction de la consommation. Cela est proclamé par les pouvoirs publics et soutenu par les associations de protection de l’environnement, mais sans effets notables. Nous aurions donc préféré un large débat sur les économies d’énergie avec, à la clé, des mesures concrètes et des mesures réglementaires qui ne sont pas forcément populaires. Cela aurait été l’occasion de mettre en œuvre une expérimentation d’un véritable processus de démocratie participative beaucoup plus ambitieux que le débat actuel, afin de trouver une synergie entre les moyens techniques, individuels et collectifs à mettre en œuvre pour une meilleure utilisation de l’énergie qui ne soit pas source de conflit.  Malheureusement, il n’y en a que pour l’EPR qui, en servant d’alibi, va à l’encontre de la nécessité de réduire notre consommation. Il va aussi renforcer la dépendance de la production électrique à une mono-industrie, alors qu’il est plus sûr stratégiquement et économiquement de diversifier les sources.

Le débat proposé n’est pas un débat énergétique, mais plutôt d’ordre industriel sur la pertinence de construire un « démonstrateur » d’EPR à Flamanville. C’était déjà une des conclusions des trois Sages chargés de piloter le Débat National sur l’énergie en 2003 : « il est difficile, […] de se faire une opinion claire sur son degré de nécessité et d’urgence. […] Il a semblé que si le constructeur potentiel de l’EPR milite pour sa réalisation immédiate, c’est avant tout pour des raisons économiques et de stratégie industrielle. ». Et l’un des sages, le sociologue Edgar Morin, a dans ce même rapport clairement tranché : « Les centrales actuelles ne devenant obsolètes qu’en 2020, il semble inutile de décider d’une nouvelle centrale EPR avant 2010 [car rien] ne permet pas d’être assuré qu’EPR, conçu dans les années quatre-vingt, serait la filière d’avenir. » En effet, s’il y avait une urgence à produire de l’électricité, EdF aurait proposé un réacteur éprouvé du « palier N4 », comme il en existe déjà 4 en France et non un « démonstrateur » à tester.

Chantage à l’emploi

Les industriels veulent une « vitrine à l’exportation ». Le projet finlandais devrait être suffisant. Pour AREVA, « en l’absence de nouvelles commandes, l’ingénierie française serait privée de la taille critique, des moyens et des motivations nécessaires pour maintenir notre supériorité technologique ». Alors pourquoi sous-traiter au Japon la construction des éléments les plus techniques du réacteur EPR finlandais, si « les équipes se dispersent, les savoir-faire s’estompent, les expériences acquises se diluent » comme le proclame la SFEN ? Le manque de travail n’est-il pas entretenu artificiellement pour faire du chantage à l’emploi ? La région n’est pas en reste en proclamant que « d’une durée de 6 ans et d’un coût de 3 milliards d’euros, [le chantier de l’EPR] devrait générer près de 2000 emplois sur la période ». Comme 2000 personnes à 2000€/mois pendant six ans coûtent (en multipliant par 2 pour tenir compte des charges) environ 500 millions d’euros, soit moins de 20% de que ce devrait coûter la construction de l’EPR, il doit sûrement y avoir une meilleure façon de créer des emplois avec 3 milliards d’euros. Et, une fois en service, ce prototype n’emploierait plus que 400 personnes.

C’est malheureusement un classique dans nos sociétés de surabondance que d’entretenir le sentiment de rareté et de guerre, maintenant économique, pour maintenir un statu quo social et des aides publiques. Il n’est question que de « parts de marché à conquérir », « retard français » ou « maintien de notre avance dans la compétition internationale » entraînant une surproduction et un gaspillage. Alors que la richesse atteinte permettrait à tous de mener une vie harmonieuse avec une organisation sociale différente, les défis écologiques imposent de mener une vie plus sobre, mais plus épanouie, car libérée de nombreuses peurs. Là où de nombreuses associations de protection de l’environnement raisonnent en service public de l’énergie pour satisfaire les besoins primordiaux de l’humanité, les industriels ne rêvent qu’à produire plus en externalisant leurs nuisances. L’incompréhension est totale.

Pour le respect des principes fondamentaux

Mais un réacteur nucléaire n’est pas un produit industriel banal, c’est une installation à risques. Outre la possibilité d’un accident majeur, y compris suite à un attentat, l’EPR émettra des rejets radioactifs dans l’environnement, contribuera à l’irradiation des travailleurs du nucléaire et produira des déchets pour lesquels aucune solution n’est proposée. A tout cela, s’ajoute la nouvelle ligne à très haute tension et ses nuisances. L’EPR a beau être plus sûr, plus performant, plus… que ses prédécesseurs, ses risques viennent s’ajouter à ceux du parc nucléaire existant et pèseront sur les générations futures.

Ethiquement, nos sociétés ne devraient engager des processus industriels à risques que dans la mesure où ceux-ci n’affectent que ceux qui en ont fait le choix – en admettant qu’il y ait eu acceptabilité sociétale – mais aucunement les générations futurs sur le très long terme, afin d’inscrire dans les faits le principe de responsabilité introduit par le philosophe Hans Jonas. Même si elle n’est pas la seule, l’industrie nucléaire est antinomique avec ce principe à cause des déchets dangereux qu’elle lègue à nos descendants pour des siècles, voire des millénaires.  Face aux risques, d’autres principes fondamentaux ont maintenant un cadre légal naissant en France qu’il nous paraît important d’appliquer.

La Charte de l’environnement, adossée à la constitution, stipule dans son article 5 le principe de précaution : « Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution, à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin d’éviter la réalisation du dommage ainsi qu’à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques encourus. » Puisque les déchets nucléaires pourraient affecter de manière grave et irréversible l’environnement, est-il raisonnable d’en produire plus ? Le principe de précaution impose plutôt d’attendre d’avoir une solution pour ces déchets avant de se lancer dans la construction d’un nouveau réacteur. De plus, les accords de Sintra de la convention OSPAR pour la protection de l’Atlantique Nord imposent que les rejets radioactifs en mer tendent vers zéro. Les rejets de l’EPR vont venir s’ajouter à ceux des autres installations nucléaires.

Les risques spécifiques liés aux radiations ionisantes, pour lesquelles il est reconnu internationalement qu’il n’y a pas de seuil d’innocuité, ont aussi un nouveau cadre réglementaire. Le Code de la Santé Publique – Partie Législative [première partie.- Protection générale de la santé – livre III.- Protection de la santé et environnement – titre III.- Prévention des risques sanitaires liés aux milieux – chapitre III . – Rayonnements ionisants]  dans son 1er article, stipule le principe de justification institué par la CIPR : « 1° Une activité nucléaire ou une intervention ne peut être entreprise ou exercée que si elle est justifiée par les avantages qu’elle procure, notamment en matière sanitaire, sociale, économique ou scientifique, rapportés aux risques inhérents à l’exposition aux rayonnements ionisants auxquels elle est susceptible de soumettre les personnes. » Nous demandons donc que la loi soit appliquée et que l’on justifie l’EPR par rapport à une autre politique énergétique axée sur la sobriété. Nous avons la conviction qu’augmenter la surcapacité de production d’EdF dans un monde où l’ouverture à la concurrence  ne va que contribuer à réduire ses parts de marché en France, ne peut se faire qu’au préjudice d’une véritable politique de maîtrise de la consommation de l’énergie.

C’est pour ces raisons que l’ACRO a pris position contre la construction du réacteur EPR à Flamanville ou ailleurs.

ACRO
https://acro.eu.org

L’ACRO a été créée à la suite de la catastrophe de Tchernobyl pour permettre au citoyen de s’approprier la surveillance de son environnement, mais aussi de pouvoir peser sur les choix technoscientifiques. Dotée d’un laboratoire financé par le soutien des adhérents, la vente d’analyses et des subventions publiques, l’ACRO effectue des mesures de radioactivité gamma et bêta, ainsi que des mesures de radon. L’ACRO siège aussi dans de nombreuses commissions officielles. L’association publie une revue trimestrielle d’information, l’ACROnique du nucléaire, organise des conférences publiques et tente de répondre à de nombreuses demandes de renseignements.

Ancien lien

Ces déchets nucléaires dont on ne sait que faire

Contribution de l’ACRO au débat public sur les déchets nucléaires à vie longue et de haute activité, septembre 2005
Télécharger le document officiel
Contribution de l’ACRO au débat sur l’EPR
Débat sur l’EPR : le secret est inacceptable, communiqués de presse du 17 octobre 2005


Aucun pays, à ce jour, n’a trouvé de solution pour le devenir des déchets nucléaires qui, pour certains d’entre eux, demeureront toxiques pendant des millions d’années, et dont la gestion pose d’énormes problèmes à l’industrie nucléaire. L’enjeu est double : épurer le passif – des déchets sont parfois entreposés dans de mauvaises conditions et portent atteinte à l’environnement – et proposer des filières d’évacuation dès la source pour tous les déchets à venir, en y associant une traçabilité la plus exhaustive possible.

De la mine à la centrale électrique ou l’usine de retraitement, chaque étape de la chaîne du combustible fournit son lot de déchets, généralement classés selon leur radioactivité et leur durée de vie. Seuls ceux faiblement radioactifs et de période courte (inférieure à trente ans) ont trouvé un site d’accueil définitif : ils sont stockés en surface, dans l’Aube, à Soulaines-Dhuys. Ce centre a pris le relais de celui de la Manche, qui a reçu son dernier colis en 1994 et ne satisfait pas aux règles de sûreté des stockages actuels. Pâtissant d’une gestion passée empirique, il contient des radioéléments à vie longue et des fuites portent atteinte à l’environnement. Le centre de l’Aube, huit fois plus grand pour deux fois plus de déchets, sert de vitrine à l’Agence Nationale des Déchets Radioactifs (ANDRA). Le stockage n’y est prévu que pour trois cents ans.

Cette solution est cependant trop onéreuse et inadaptée pour les 50 millions de tonnes de résidus miniers accumulées pendant les quarante années d’extraction de minerai en France. Si ces résidus sont très faiblement radioactifs, ils ont l’inconvénient de contenir des radioéléments à vie longue : 75 380 ans de période pour le thorium 230. Par ailleurs, l’un des descendants de l’uranium – le radon – est un gaz toxique, ce qui rend le stockage ou l’entreposage difficile. Ces types de déchets sont généralement entreposés dans d’anciennes mines à ciel ouvert ou dans des bassins fermés par une digue, en attendant une meilleure solution qui éviterait les risques de dispersion des radioéléments par érosion ou suintement. Ce problème est maintenant déplacé dans les pays producteurs puisque l’uranium est entièrement importé. Au Gabon, les résidus ont été déversés directement dans le lit de la rivière Ngamaboungou jusqu’en 1975 par la Comuf, filiale de la Cogema.

D’autres déchets très faiblement radioactifs (TFA), issus du démantèlement des installations nucléaires, vont aussi poser un problème d’envergure. Ainsi, en France, il va falloir trouver une solution à moindre coût pour les 15 millions de tonnes attendus. Pour une partie de ce volume, un « recyclage » est prévu et la possibilité d’établir des seuils de libération a été introduite par la législation d’origine européenne permettant alors de les considérer légalement comme des déchets non radioactifs. Pour les déchets dépassant les seuils, le centre de stockage en surface de Morvilliers dans l’Aube vient d’entrer en exploitation.

Un débat limité

Le débat proposé ne concerne que les déchets nucléaires de haute activité et à vie longue. Tous les autres échappent à la loi Bataille et au « débat démocratique » proposé. Il serait temps que la représentation nationale s’inquiète du devenir de tous les déchets après avoir consulté la population. Son incapacité à sortir des limbes le projet de loi sur la « transparence nucléaire » ne permet pas d’être optimiste.

En ce qui concerne les déchets les plus toxiques et à vie longue, dont les volumes sont beaucoup plus faibles, un consensus international semble se dégager en faveur de leur enfouissement, même si l’avancement des recherches dépend beaucoup de considérations politiques locales. L’argument généralement avancé est la protection des générations futures, la barrière géologique devant retenir les éléments toxiques pendant des millions d’années sans intervention humaine. Cette interprétation suppose une certaine défiance envers la capacité de nos successeurs à faire face aux dangers provoqués par les déchets nucléaires. Paradoxalement, les opposants à l’enfouissement brandissent aussi la protection générations futures pour justifier de leur opposition, avec comme soucis de leur laisser la possibilité d’intervenir facilement sur le stockage en cas de problème, et comme hypothèse optimiste qu’elles sauront mieux que nous gérer ces déchets. C’est aussi leur laisser un pouvoir de décision en faveur de la gestion des risques : les centres de stockage souterrains sont conçus pour que l’exposition des générations futures satisfasse aux normes de radioprotection actuelles, normes qui seront fort probablement modifiées dans l’avenir. L’affirmation de l’ANDRA, après seulement quelques mois de recherche, que le site de Bure peut accueillir des déchets pendant des millions d’années est peu crédible scientifiquement.

Le mythe du recyclage

En France, outre le stockage en profondeur, la loi du 30 décembre 1991 relative aux recherches sur la gestion des déchets radioactifs prévoit l’étude de la séparation des éléments radioactifs les plus nocifs à long terme, celle de leur transmutation, ainsi que « l’étude de procédés de conditionnement et d’entreposage de longue durée en surface de ces déchets ».  La séparation et la transmutation proposées par la loi sont parfois présentées comme un recyclage des déchets radioactifs pouvant constituer une solution de rechange au stockage définitif. Elles concernent plutôt les combustibles irradiés issus d’une éventuelle prochaine génération de réacteurs, mais pas les déchets accumulés actuellement. La séparation de certains radioéléments du combustible irradié nécessite des opérations chimiques complexes. Les recherches en cours visent essentiellement à améliorer les capacités de retraitement de l’usine de la Hague. La transmutation, quant à elle, nécessite l’utilisation d’un parc complet de réacteurs nucléaires innovants ; d’autres pays se sont aussi lancés dans ce type de recherches dont certains résultats ne sont pas sans intérêts militaires.

Si ces recherches aboutissaient, un système nucléaire vaste et complexe serait à créer pour remplacer des isotopes peu radioactifs à vie longue par des isotopes très radioactifs à vie courte. Faut-il exposer les travailleurs du nucléaire et les populations du présent siècle à un détriment certain pour protéger les populations futures dans 100.000 à des millions d’années ? Sans compter le risque d’accident beaucoup plus grand sur un site industriel que dans un centre de stockage. L’industrie nucléaire peine déjà à recycler le plutonium et l’uranium extraits des combustibles usés. Le retraitement, technologie d’origine militaire, est aussi une opération très polluante et onéreuse. Un retraitement poussé ne ferait qu’augmenter ces coûts, d’autant plus que la convention internationale OSPAR impose de faire tendre vers zéro les rejets dans l’Atlantique Nord d’ici 2020. L’exposition aux rayonnements ionisants engendrée par cette pratique n’a jamais été justifiée par les avantages économiques, sociaux ou autres par rapport au détriment qu’ils sont susceptibles de provoquer, comme l’impose pourtant la réglementation. Comment alors justifier des opérations plus complexes ? De plus, dans la mesure où il conduit à vitrifier les résidus, le retraitement rend difficile la reprise ultérieure des déchets soit parce qu’une matrice meilleure aura été trouvée, soit pour une séparation plus poussée. Le choix du retraitement, jamais débattu, ferme des options de gestion aux générations futures.

Pour un stockage réversible

Pour les déchets accumulés jusqu’à maintenant, ne restent donc que le stockage souterrain ou un entreposage en surface à plus ou moins long terme. Dans tous les pays, l’industrie nucléaire semble pencher vers une « évacuation géologique », même si l’on en est qu’au stade des études. Le Waste Isolation Pilot Plant (WIPP) dans une formation saline du Nouveau-Mexique aux Etats-Unis fait figure de pionnier avec son premier colis de déchets reçu en mars 1999. Il est destiné aux déchets transuraniens issus de la recherche et production d’armes nucléaires. L’entreposage en surface, quant à lui, semble avoir la préférence des écologistes, pour son caractère réversible. Dans l’hypothèse d’un stockage profond, à la fermeture du site, l’étanchéité du site impose de fermer l’accès définitivement, les éventuels colis défectueux ne pouvant alors être repris qu’à l’issue de travaux miniers lourds. Avant, durant la phase d’exploitation, le centre de stockage souterrain est réputé réversible.

La notion de réversibilité, qui découle du principe de précaution, est récurrente dans le débat sur les déchets. Elle est surtout proclamée comme argument d’acceptabilité mais pas appliquée au retraitement par exemple. Au-delà des slogans, la réversibilité implique de garder plusieurs options ouvertes afin de pouvoir revenir sur certains choix. En effet, la reprise d’un stockage défectueux nécessite d’avoir une solution meilleure. Pour limiter le coût humain et financier lié à la multiplication des options – « l’énergie nucléaire doit rester compétitive ! » – une hiérarchisation s’impose entre les options a priori prometteuses pour lesquelles des développements technologiques lourds sont nécessaires et celles pour lesquelles un effort modéré de Recherche et Développement devrait suffire à maintenir l’option ouverte. Cette démarche impose aussi de garder les déchets sous la main, si jamais une solution meilleure était trouvée. C’est le cas en particulier des combustibles usés qui contiennent des éléments pouvant peut-être intéresser les générations futures. A partir du moment où nos descendants sont supposés avoir les capacités de surveiller en surface une partie des déchets – les plus toxiques –, pourquoi d’autres déchets doivent absolument être enfouis ?

Pour le retour des déchets étrangers

L’hypothèse d’un stockage à l’étranger dans des pays moins regardants séduit les autorités qui doivent faire face à une forte contestation de leurs populations. En France, l’article 3 de la loi de décembre 1991 stipule que « le stockage en France de déchets radioactifs importés, même si leur retraitement a été effectué sur le territoire national, est interdit au-delà des délais techniques imposés par le retraitement ». Mais des déchets étrangers, issus du retraitement, auraient dû être renvoyés dans leur pays d’origine depuis longtemps. Et les contrats allemands, qui prévoient l’hypothèse d’un non-retraitement sans pénalité, transforment de fait l’usine de La Hague en centre d’entreposage international. Malheureusement, on attend toujours les décrets d’application pour que la loi Bataille puisse être respectée… Le retour dans leur pays d’origine des tous les déchets – y compris les déchets technologiques et de démantèlement – est un impératif éthique.

La gestion des déchets radioactifs nécessite des choix collectifs problématiques impliquant une perspective temporelle inhabituelle : comment prendre des décisions pour les générations et sociétés lointaines ? Trop reporter les décisions pourrait être préjudiciable. Les déchets existent et demandent une gestion rigoureuse dès leur production. Mais des considérations à court terme concernant par exemple la poursuite ou non du programme nucléaire viennent interférer et risquent d’emporter les décisions. En effet, pour pouvoir obtenir l’assentiment de la population, il faut absolument pouvoir prétendre avoir une solution pour les déchets. Un compromis prudent pourrait être réalisé à travers une approche séquentielle de la décision, avec des échéances régulières sans que soit fixée a priori une limite temporelle à ce processus afin de garantir la liberté de choix de nos descendants. Surtout, un dialogue continu avec les citoyens est nécessaire pour légitimer ces choix, pas seulement quand les autorités veulent relancer le nucléaire.

ACRO
https://acro.eu.org

Ancien lien

Impact environnemental des usines de La Hague : “Nous y étions presque !”

ACROnique du nucléaire n°69, juin 2005

Impact environnemental des usines de La Hague, Contrôle n°162, janvier 2005

Les radiations ionisantes

Texte écrit pour le Dictionnaire des risques (Armand Colin 2003 et 2007) et paru dans l’ACROnique du nucléaire n°64, mars 2004


Les radiations ionisantes correspondent à des rayonnements électromagnétiques ou particulaires possédant une énergie associée supérieure à 10 électron-volt (eV). En-dessous de cette valeur en énergie, les radiations sont dites « non ionisantes » et on y classe notamment les rayonnements ultra-violets ou encore les champs électromagnétiques de très basse fréquence. Ces derniers, bien que « non ionisants », ne sont pas pour autant dépourvus d’effets pathologiques chez l’homme ou l’animal.

Ce qualificatif de « ionisant » est important car il va désigner le mécanisme initiateur (à l’échelle moléculaire) qui sera à l’origine même de la toxicité de cette classe de radiations. Sur son parcours, une radiation créera en moyenne une paire d’ions pour un dépôt d’énergie de 33 eV. Ainsi, une particule alpha de 5,3 MeV (millions d’eV) générera plus de 150 000 paires d’ions sur un parcours de 40 µm dans les tissus. Si les radiations ionisantes se classent en fonction de leur nature, leur toxicité respective sera également une manière de les distinguer. De façon résumée, cette toxicité propre sera d’autant plus élevée que la densité d’ionisation produite sera grande.
Les radiations ionisantes agissent suivant deux voies d’action dont la contribution respective aux dégâts biologiques radio-induits restent l’objet d’un débat scientifique. D’une part, elles génèrent des cassures moléculaires (c’est l’effet direct), d’autre part, elles provoquent la radiolyse de l’eau (c’est l’effet indirect) conduisant à la formation de radicaux libres qui constituent des espèces moléculaires fortement toxiques.
La chronologie des événements qui surviennent consécutivement à une irradiation souligne une échelle de temps joignant les extrêmes. Le phénomène d’ionisation est quasi-instantané (10-15 sec), de même que la production de radicaux libres (10-9 sec) et les lésions sur le patrimoine génétique seront instaurées dans la seconde voire la minute qui suit l’irradiation. On comprend dès lors toute l’importance de la prévention mise en avant dans l’exercice de la radioprotection. Si ces lésions moléculaires peuvent être à la cause d’effets pathologiques visibles dans les jours et les semaines qui suivent (cas des fortes doses), elles seront aussi à l’origine d’effets tardifs pouvant survenir des années (voir plusieurs dizaines d’années) après l’exposition (en particulier la radio-cancérogénèse) ou encore dans la descendance (effets génétiques).

L’homme est exposé aux radiations selon différentes voies d’atteinte. Les rayonnements pénétrants issus de sources externes (corps radioactifs, appareils électriques accélérant des particules) sont les contributeurs d’une irradiation externe. Les substances radioactives présentes dans l’environnement (ou dispersées dans l’environnement par l’homme) participent à la contamination interne des personnes soit par inhalation (gaz, aérosols..), soit par ingestion au travers de la chaîne alimentaire (qui conduit souvent à des processus de re-concentration des toxiques).

L’origine des expositions aux radiations ionisantes peut être naturelle (cosmique et tellurique) ou artificielle (anthropologique).
Les sources d’exposition naturelle ainsi que les estimations de dose annuelle qui leur sont actuellement attribuées [1] sont présentées dans le tableau ci-dessous. On soulignera le rôle prépondérant du radon, un gaz radioactif (émetteur alpha) issu de la chaîne de l’uranium qui contribue pour plus de 50% à l’ensemble de cette exposition naturelle et qui pourrait constituer un problème de santé publique. Le Comité BEIR de l’Académie des Sciences US a récemment évalué entre 15.400 à 21.800 le nombre de cancers du poumon dû, chaque année au sein de la population américaine, au radon domestique [2]. Toujours selon l’Académie américaine, il représenterait la deuxième cause du cancer du poumon après le tabac. Les radiations cosmiques quant à elles ont fait l’objet de multiples investigations depuis le début des années 90. Leur débit de dose, faible au niveau du sol (0,03 µSv/h),peut être 150 à 200 fois plus élevé lors de vols intercontinentaux (5 µSv/h). Certaines études [3] ont pu mettre en évidence un excès d’anomalies chromosomiques caractéristiques de l’action des radiations. De fait, les personnels navigants devraient sans doute être considérés comme « personnels exposés » aux radiations ionisantes et classés comme les salariés du nucléaire.

Sources Dose moyenne
annuelle (mSv)
Domaine de
variation (mSv)

Exposition externe :

– rayonnement cosmique

– rayonnement tellurique

0,4

0,5

0,3 – 1,0

0,3 – 0,6

Exposition interne :

– inhalation (dont radon)

– ingestion

1,2

0,3

0,2 – 10

0,2 – 0,8

Total 2,4 1 – 10
[source : UNSCEAR, 2000]

Quant aux sources d’exposition artificielle, elles relèvent soit de l’exposition médicale (environ 1,2 mSv/an mais avec un domaine de variation très large) soit d’expositions d’origine industrielle ou militaire. En affirmant le principe de justification des actes radiologiques, la mise en application de la directive européenne 97-43 [4] devrait permettre de réduire les doses médicales, en particulier par la chasse aux examens inutiles qui perdurent encore trop souvent dans un milieu où la radioprotection a rarement été un souci majeur. Les essais nucléaires nombreux (945 explosions réalisées par les USA, 210 pour la France…) ont dispersé à la surface de la planète (principalement dans l’hémisphère nord) des quantités importantes de radioactivité qui, aujourd’hui encore, marquent notre environnement. Même s’ils détiennent chacun des activités très modestes comparativement à l’industrie nucléaire, on ne peut ignorer les nombreux « détenteurs » de sources radioactives utilisées en milieu hospitalier, dans les centres de recherche ou au sein de petites entreprises. En France, ils sont environ 5000 utilisateurs autorisés à détenir des sources scellées et non scellées. Des millions de sources radioactives sont ainsi dispersées dans le monde, dont plusieurs dizaines de milliers présentent de fortes activités (exprimées en terabecquerels, TBq). Régulièrement, des pertes, vols, actes de sabotage sont enregistrés. Plus grave, le trafic de ces matières s’est intensifié au cours des années 90 (il a doublé entre 1996 et 1999). De tels actes ont été confirmés dans plus de 40 pays, et ce n’est que la partie visible de l’iceberg. Depuis le 11 septembre 2001, la menace d’actes terroristes radiologiques (les « bombes sales »..) sont prises très au sérieux, y compris par la France où une circulaire (circulaire 800) est venue renforcer le dispositif en mai 2003. Le secteur de l’industrie nucléaire, avec son talon d’Achille que constituent les déchets nucléaires [voir Les déchets nucléaires], reste cependant l’objet principal des craintes exprimées par une large fraction de la population [5]. Issu du nucléaire militaire, il faut bien reconnaître que le principe de justification ne s’est jamais appliqué au programme nucléaire dont la France a fait son cheval de bataille. L’apparition de batteries lance-missiles Crotale déployées sur le plateau de la Hague (Nord Cotentin) en réponse aux attentats du 11 septembre a souligné brutalement l’extrême fragilité des systèmes de protection existants [6]. En matière de risques externes, la dimension de tels actes n’a jamais été prise en compte.

En regard de l’équation définissant le risque – le risque est égal au produit du danger potentiel par une probabilité d’occurrence d’un événement donné et par l’intensité des conséquences sanitaires et écologiques – le discours officiel ne s’est toujours porté que sur le second terme de l’équation (la probabilité d’occurrence) qu’il convenait de maintenir le plus faible au possible. La présentation des rapports de sûreté des installations nucléaires est de ce point de vue éclairant (pour certaines installations, l’exploitant est allé jusqu’à présenter le niveau de risque de chute d’un petit avion de tourisme en « probabilité d’impact par m2 » pour souligner son caractère « négligeable »). On est aujourd’hui légitimement en droit de se demander si la société n’a pas le devoir de refuser (pour elle-même et pour les générations futures) que s’érigent des installations industrielles présentant des niveaux de danger potentiel extrêmes et cela, indépendamment des estimations probabilistes présentées. Dans une certaine mesure, cette démarche rejoint une approche très actuelle en matière de maîtrise des risques industrielles qui vise à « réduire le danger à la source ».

La radioprotection. Dans l’année même (1896) qui suivi la découverte des Rayons X (1895) les premières règles pratiques de protection sont recommandées. Dès le tout début du siècle, les dangers de rayonnements ionisants deviennent de plus en plus apparents et des comités nationaux apparaissent en 1913 dans le but de les étudier. Le premier congrès international de radiologie (1925) reconnaît la nécessité d’évaluer et de limiter l’exposition aux radiations. Pour répondre à ce besoin, le Comité International de Protection contre les Rayons X et le Radium est créé en 1928 et il deviendra (en 1950) la Commission Internationale de Protection Radiologique (CIPR). En 1934, les premières limites de dose sont instituées tout en considérant l’existence de seuils d’innocuité (reconnaissance des seuls effets déterministes). Mais en 1955, le concept de seuil est rejeté et les effets stochastiques considérés comme « irréversibles et cumulatifs » sont maintenant pris en compte. Durant les années 60 et 70, le débat autour de l’acceptabilité du risque conduira à l’élaboration du concept ALARA (maintenir les expositions à un niveau aussi faible que raisonnablement possible). Depuis, les recommandations de la CIPR conduiront à des réductions successives des limites de dose (en 1977 puis en 1990) d’abord pour les travailleurs mais aussi, et c’est nouveau, pour le public. Cette évolution est résumée dans le tableau ci-contre.

Année Travailleurs Public
1934 env. 600 mSv/an (0,2
roentgen/jour)
1938 env. 500 mSv/an (1
roentgen/semaine)
1951 env. 150 mSv/an (0,3
roentgen/semaine)
1959 (et
1977)
50 mSv/an 5 mSv/an
1990 20 mSv/an 1 mSv/an

Les travaux de la CIPR conduiront à l’élaboration de trois grands principes fondamentaux : le principe de justification (une pratique doit faire plus de bien que de mal), dont nous avons souligné le peu d’empressement à le mettre en application ; le principe d’optimisation de la radioprotection (qui s’appuie largement sur le concept ALARA) ; le principe de limitation des expositions (valeurs limites censées interdire l’apparition d’effets déterministes et limiter le plus possible l’induction d’effets stochastiques). Ces trois principes fondamentaux viennent d’être intégrés au Code de la Santé Publique pour la première fois en 2002, année qui sera marquée en France par une réorganisation importante du système de radioprotection et des dispositions réglementaires correspondantes.

Le débat autour de la radioprotection est également très animé. Il repose pour l’essentiel sur la nature de la relation dose / effet. Depuis la fin des années 80, les principales instances internationales admettent que cette relation est de type « linéaire et sans seuil ». L’enjeu est important car cela signifie que toute dose, même très faible, est susceptible de produire un effet (induction de cancers ou affection de la descendance) en terme probabiliste.
Pour autant, cette relation ne serait prouvée que dans un domaine de dose plus élevé que celui de la radioprotection (niveaux d’exposition des travailleurs ou du public) car elle est déduite presque exclusivement de l’analyse des données du suivi des survivants aux explosions nucléaires de Hiroshima et Nagasaki. La poursuite de l’étude après 1985 a permis, d’une part, d’observer que les cancers continuent à apparaître en excès plus de 40 ans après et, d’autre part, d’affiner la limite inférieure de cette relation étayée qui passe ainsi de 200 mSv à 50 mSv confortant l’hypothèse de la linéarité sans seuil.
Les modes d’exposition étant très différents entre les populations d’Hiroshima et Nagasaki (qui ont subi une dose forte et aiguë) et les populations vivant autour d’installations nucléaires (qui reçoivent des doses faibles et chroniques), le modèle de la CIPR fait l’objet de critiques fortes de la part de groupes scientifiques-citoyens [7]. De fait, au-delà des modèles toujours critiquables, de nombreuses questions restent en suspend : la susceptibilité génétique (non prise en compte dans la détermination du risque radio-induit), l’hétérogénéité dans la distribution de la dose, l’interaction avec d’autres agents toxiques de nature différente (la cancérogenèse correspond à un processus qui se déroule par étapes successives), l’induction de pathologies non cancéreuses, les maladies multi-factorielles…
A l’inverse, des partisans de l’existence d’un seuil d’innocuité (en particulier dans le sérail de l’Académie de médecine) ont fait pression sur la CIPR et les pouvoirs publics pour tenter de s’opposer à la mise en application de la réduction des limites de doses proposées par la CIPR en 1990 [8]. Là n’est d’ailleurs pas la seule inquiétude puisque ces mêmes auteurs affirment que la radioprotection « représente une activité essentiellement médicale » et qu’il « apparaît indispensable que la radioprotection soit supervisée par des médecins et autres professions de santé »… Le discours est étayé par l’existence des mécanismes de réparation des lésions de l’ADN et s’appuie sur un leitmotiv : l’absence de preuve.
Une démarche scientifique voudrait pourtant que l’on considère que l’absence de preuve d’une relation causale ne constitue pas pour autant la preuve de l’absence de cette même relation. Ainsi, il peut suffire que des développements scientifiques et technologiques permettent d’élaborer de nouveaux outils d’investigation apportant des réponses nouvelles. Et c’est peut-être ce qui est en passe d’apparaître ces dix dernières années à travers l’émergence de travaux originaux d’une part autour de l’instabilité génétique et, plus récemment, autour de l’effet bystander (ou effet non cible) [9]. Ce dernier mécanisme d’action mérite que l’on y prête attention car il remet en cause le dogme de la radiobiologie selon lequel l’induction d’effets retardés (cancers, anomalies dans la descendance) est le produit de l’action directe des radiations sur l’ADN contenu dans le noyau de la cellule. De fait, des anomalies moléculaires et cellulaires (caractéristiques de l’action des radiations) s’expriment dans des cellules non atteintes par des radiations mais simplement présentes au voisinage d’une cellule irradiée (parfois même par une seule particule alpha). De façon surprenante, ce phénomène ne semble pas s’exprimer avec des doses fortes mais uniquement dans le domaine des faibles doses (celles qui concernent la radioprotection) et les auteurs s’accordent à démontrer l’existence, à ce niveau, d’une relation dose / effet supra-linéaire suggérant que le risque radio-induit serait actuellement sous-estimé dans le domaine des faibles doses [10].
Enfin, très récemment [11], une équipe de recherche est parvenue à établir la formation de lésions radio-induites spécifiques sur l’ADN à des niveaux de doses 1000 fois inférieurs à ceux habituellement utilisés (de l’ordre du Gy) pour observer ces dégâts. Plus intéressant encore, les auteurs notent que plus ils réduisent les doses délivrées, moins ces lésions génomiques sont réparables.

Si tous ces travaux devaient se confirmer, la relation linéaire sans seuil dans le domaine des faibles doses cesserait d’être une hypothèse (issue de l’extrapolation proposée par la CIPR) pour devenir une donnée établie sur des faits expérimentaux et peut-être même sous-estimée. Beaucoup de choses seront alors à reconsidérer à commencer par les fondements même de la radioprotection.

Références :
1. UNSCEAR. Sources and effects of ionizing radiations. Vol. I, 2000.

2. National Academy of Sciences : Health Effects of Exposure to Radon: BEIR VI, Committee on Health Risks of Exposure to Radon (BEIR VI), 516 pages, 1999.

3. ROMANO Elena et al. Increase of chromosomal aberrations induced by ionizing radiations in peripheral blood lymphocytes of civil aviation pilots and crew members. Mutation Research, 9, 377, 89-93, 1997.

4. Directive 97/43 Euratom du Conseil de l’union européenne. Protection sanitaire des personnes contre les rayonnements ionisants lors d’expositions à des fins médicales. J.O.C.E., L180, 9 juillet 1997.

5. IPSN. Perception des risques et de la sécurité. Préventique – Sécurité, n° 62, mars-avril 2002.

6. La Manche Libre du 03 novembre 2002.

7. Recommendations of the ECRR (European Committee on Radiation Risk): The Health Effects of Ionising Radiation Exposure at Low Doses and Low Dose Rates for Radiation Protection Purposes: Regulators’ Edition, 2003.

8. Avis de l’Académie Nationale de Médecine. Energie nucléaire et santé. 22 juin 1999.

9. LITTLE John B. Radiation-induced genomic instability and bystander effects : implications for radiation protection. Radioprotection. 37, 3, 261-282, 2002.

10. ZHOU Hongning et al. Radiation risk to low fluences of a particles may be greater than we thought. Proceeding of National Academy of Sciences. 98, 25, 14410-14415, 2001.

11. ROTHKAMM Kai et al. Evidence for a lack of DNA double-strand break repair in human cells exposed to very low X-Ray doses. Proceeding of National Academy of Sciences. A paraître en 2003.


dicodico2Autres textes du dictionnaire des risques :

Ancien lien

Prolifération nucléaire

Mis en avant

Texte initialement écrit pour le Dictionnaire des risques paru chez Armand Colin et paru dans l’ACROnique du nucléaire n°63, décembre 2003. Version remise à jour pour l’édition 2007 du dictionnaire.


“On va faire la guerre une bonne dernière fois pour ne plus avoir à la faire. Ce fut l’alibi bien-aimé […] des conquérants de toutes tailles. […] Par malheur, ça n’a jamais marché” note Jean Bacon. En effet, la “civilisation” ou la “démocratie”, selon les époques, prétendument apportées au bout du fusil, n’ont jamais supprimé les conflits. Avec l’arme nucléaire, en exposant l’ennemi potentiel au risque d’une riposte massivement destructrice, a-t-on enfin trouvé définitivement le chemin de la paix ? L’équilibre de la terreur entre les deux grandes puissances aurait ainsi évité une troisième guerre mondiale, mais pas les nombreux petits conflits qui ont ensanglanté la planète. On comprend alors l’attrait que suscite cette arme radicalement nouvelle pour de nombreux pays se sentant menacés : comment oserions-nous la refuser aux pays en voie de développement alors qu’elle est indispensable à notre survie, et ceci d’autant plus, que cela représente de juteux marchés pour le fleuron de notre industrie ? Evidemment, le transfert de technologie sera “pacifique”, les technologies civile et militaire pour se procurer la matière première étant identiques. Tout comme les armes exportées sont qualifiées de “défensives”.

Les motivations pour partager son savoir sont multiples : échange de technologies entre la Corée du Nord et le Pakistan, accès au pétrole irakien ou iranien pour la France, développer en secret des technologies militaires dans un pays tiers pour l’Allemagne ou tout simplement renforcer son camp. Malheureusement, cette prolifération, dite horizontale, ne fait qu’augmenter le risque de voir un conflit régional dégénérer en guerre nucléaire. En effet, aucun pays, pas même les démocraties, n’est à l’abri de l’accession au pouvoir d’une équipe dirigeante peu scrupuleuse.

De fait, pas un pays ne s’est doté d’infrastructures nucléaires sans une arrière-pensée militaire, même si certains, comme la Suisse, le Brésil ou l’Afrique du Sud par exemple, ont officiellement renoncé à l’arme nucléaire. Quarante-quatre pays sont actuellement recensés par le traité d’interdiction des essais nucléaires comme possédant une technologie suffisante pour accéder à l’arme suprême. Personne ne met en doute qu’il suffirait d’un délai de quelques mois à un pays très industrialisé pour disposer, s’il le souhaitait, de l’arme atomique et des moyens de la déployer. L’acharnement du Japon, par exemple, à vouloir développer une filière plutonium et des lanceurs de satellites en dépit de nombreux déboires est lourd de sens à cet égard.

Conceptuellement, il est facile de fabriquer une arme rudimentaire, la difficulté étant d’ordre technologique pour accéder à la matière fissible. Le plutonium issu des réacteurs civils peut faire l’affaire, avec des performances moindres. Les Etats-Unis l’ont testé. Pour un groupe terroriste, qui recherche davantage un impact psychologique et médiatique, c’est suffisant. Mais dans une situation d’équilibre de la terreur, il faut des armes fiables qui n’explosent pas accidentellement et qui, en cas d’attaque, détruisent bien toutes les capacités ennemies à réagir. De telles armes nécessitent de la matière fissile dite de qualité militaire et des développements technologiques poussés. Le risque est déjà grand, avec des armes plus ou moins rudimentaires, de voir des équilibres régionaux se transformer en catastrophe, sans pour autant apporter la paix. Par exemple, le conflit au Cachemire n’a pas cessé avec l’accession de l’Inde et du Pakistan au statut de puissances nucléaires.

Dès 1946, l’Assemblée générale des Nations unies vote la création d’une commission atomique chargée d’éliminer les armes nucléaires et de destruction massive. Depuis, on ne compte plus les tentatives officielles et vœux pieux pour parvenir à un désarmement général. “L’homme se trouve placé devant l’alternative suivante : mettre fin à la course aux armements ou périr” prévient même l’ONU en 1977. Rien n’y fait. La diminution des arsenaux nucléaires des grandes puissances ne doit pas faire illusion. Ce sont des armes qui étaient devenues stratégiquement obsolètes qui ont été démantelées.

Les grandes puissances prennent comme prétexte la menace liée à la prolifération horizontale pour garder des arsenaux conséquents et développer de nouvelles armes, provoquant ainsi une prolifération dite verticale. Mais le tollé mondial provoqué par la reprise des essais nucléaires occidentaux en France en 1995 impose une certaine discrétion. Les programmes nucléaires “civils” permettent d’entretenir une infrastructure industrielle et un savoir faire ; sous couvert d’entretien du stock d’armes, les grandes puissances se sont engagées dans la course à une arme de quatrième génération miniaturisée, utilisable sur le champ de bataille. Elles s’appuient sur la recherche fondamentale qui leur sert d’alibi. Ainsi, par exemple, le laser mégajoule en France met en avant son intérêt pour l’astrophysique : la population se laisse berner et les concurrents avertis peuvent mesurer les progrès réalisés. Mais, le partage de certaines connaissances avec une communauté scientifique non-militaire, nécessaire pour attirer des chercheurs, facilite la prolifération horizontale.

Le développement de ces nouvelles armes est lié à un changement stratégique : avec la fin de la guerre froide, les territoires nationaux ne sont plus directement menacés ; c’est l’accès aux matières premières et ressources énergétiques qui devient primordial. Mais en cas d’utilisation, la frontière qui existe entre les armes classiques et celles de destruction massive risque d’être brouillée et d’entraîner une escalade dans la riposte. Les idéalistes voient là une violation de l’article 6 du traité de non-prolifération : “Chacune des Parties au Traité s’engage à poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire et sur un traité de désarmement général et complet sous un contrôle international strict et efficace.” Alors que chaque pays jure de sa bonne foi.

Un désarmement complet n’est réalisable que par étapes ; le plus urgent semble être de sortir de l’état d’alerte. Comme au temps de la guerre froide, des milliers d’armes nucléaires américaines et russes peuvent être déclenchées en quelques dizaines de minutes. Un déclenchement accidentel ou suite à une erreur de jugement, entraînant une riposte immédiate, aurait des conséquences effroyables. Cependant, un désarmement complet et sûr impliquerait un renoncement à de nombreuses activités industrielles et de recherche, telles celles qui ont été interdites à l’Irak par le conseil de sécurité de l’ONU après la première guerre du Golfe. Se priver de recherches sur l’atome, surtout quand on a accumulé des déchets nucléaires dont on ne sait que faire, est-ce vraiment souhaitable ? Placer les activités proliférantes sous contrôle international est nécessaire, mais pas suffisant. Les institutions et traités ad hoc ayant montré leur inefficacité depuis la seconde guerre mondiale, de nouveaux mécanismes sont à inventer, parmi lesquels un contrôle citoyen avec la mise en place d’une protection internationale pour les lanceurs d’alerte.

Il n’est pas besoin, comme on le sait, d’armement nucléaire pour tuer massivement. Mais l’attrait pour ces armes de destruction massive est tel qu’il semble impossible d’en freiner la prolifération, malgré le lourd tribut déjà payé par les pays engagés dans la course folle. Outre le coût financier et humain qui aurait pu trouver des utilisations plus pacifiques, la fascination pour cette arme a fait que tout était permis. Partout, des populations – souvent des minorités ethniques et des appelés du contingent – ont été exposées sciemment aux essais nucléaires atmosphériques. Aux Etats-Unis, près 9.000 cobayes humains ont été, à leur insu, victimes d’expérimentations médicales visant à étudier l’influence des radioéléments. Nombre d’entre eux étaient des enfants. En URSS, l’infrastructure nucléaire était construite par des prisonniers des camps de détention spéciaux. L’environnement a aussi été sacrifié et certains sites ne peuvent plus être réhabilités. C’est bien là l’ironie suprême de la course à l’arme nucléaire, qui sous couvert d’apporter la sécurité absolue à chacun, n’aura conduit qu’à réduire la sécurité de tous.

David Boilley

Bibliographie :

  • Dominique Lorentz, Affaires atomiques, Les arènes, 2001
  • Jean Bacon, Les Saigneurs de la guerre : Du commerce des armes, et de leur usage, Les Presses d’aujourd’hui, 1981 et Phébus 2003.
  • Sven Lindqvist, Maintenant tu es mort ; Histoire des bombes, Serpent à plumes 2002
  • Conférences Pugwash sur la science et les affaires mondiales, Eliminer les armes nucléaires ; Est-ce souhaitable ? Est-ce réalisable ?, Transition, 1997
  • André Gsponer et Jean-Pierre Hurni, Fourth generation of nuclear weapons, Technical Report, INESAP, c/o IANUS, Darmstadt University of Technology, D-64289 Darmstadt (mai 1998)
  • Bruno Barrillot, Audit atomique, éd. du CRDPC, 1999.
  • Bruno Barrillot, L’héritage de la bombe, éd. du CRDPC, 2002.
  • Stephen I. Schwartz et al, Atomic audit, Brookings Institution Press mai 1998
  • Eileen Welsome, The Plutonium Files: America’s Secret Medical Experiments in the Cold War, Dial Press 1999
  • Kenzaburô Oé, Notes sur Hiroshima, Gallimard 1996

dicodico2Autres textes du dictionnaire des risques :

Ancien lien

Des fissures dans la filière plutonium au Japon

Lettre d’information du réseau sortir du nucléaire n°20, janvier-février 2003.


Un nouveau scandale vient de secouer l’industrie nucléaire japonaise [1] : Tokyo Electric Power Co. (TEPCO), aurait falsifié 37 rapports de sûreté depuis la fin des années 80. Cela concerne 13 des 17 réacteurs de la première compagnie d’électricité du pays et plusieurs d’entre eux fonctionnent actuellement avec des fissures et de nombreuses autres anomalies. Par exemple, en juin 1994, TEPCO avait annoncé une fissure de 2,3 m dans l’enveloppe du réacteur n°1 de Fukushima en minimisant le nombre total de fissures. La cuve a ensuite été changée en 1998. Quand des inspecteurs gouvernementaux sont venus inspecter l’ancienne cuve, les fissures non-révélées ont été cachées sous des feuilles plastiques. Un rapport de l’agence pour la sûreté nucléaire et industrielle fait aussi état de cas particulièrement « malicieux » où des pièces métalliques ou de la peinture ont été utilisées pour dissimuler les parties endommagées ou réparées en secret, notamment sur le circuit de refroidissement primaire. La compagnie a reconnu les dissimulations. Les quatre principaux dirigeants ont donné leur démission et de nombreux cadres ont été rétrogradés.

Réactions en chaîne

Devant l’ampleur du scandale, des langues se sont déliées. D’autres compagnies d’électricité ont admis avoir falsifié des rapports de sûreté ou omis de mentionner des défauts dans les réacteurs. Tohoku Electric Power Co a ainsi considéré qu’il n’était pas nécessaire de signaler les fissures détectées dans le circuit de refroidissement de la centrale d’Onagawa, sous prétexte qu’elles ne posaient aucun risque en termes de sûreté. Des sous-traitants comme Hitachi et Toshiba ont reconnu avoir falsifié des rapports d’inspection à la demande de leurs clients. La nouvelle révélation la plus grave concerne probablement à nouveau TEPCO qui est soupçonnée d’avoir fabriqué des données de contrôle d’herméticité de ces réacteurs. Il s’agit là d’une accusation bien plus grave que les fissures dissimulées, car cela concerne l’enceinte de confinement supposée retenir la radioactivité en cas d’accident. Les contrôles sont classés au niveau le plus haut par l’autorité de sûreté. Cela n’a pas empêché TEPCO d’inventer des séries de données quand les mesures auraient pu alarmer les inspecteurs ou trafiquer un instrument de mesure afin qu’il donne un taux de fuite faible. Lors d’une inspection, elle a pompé secrètement de l’air à l’intérieur du réacteur pour compenser la fuite connue, de façon à ce que le taux de fuite mesuré satisfasse les normes.

L’association anti-nucléaire Mihama, a aussi reçu des documents internes à TEPCO montrant qu’une fuite de plutonium et d’autres radioéléments avait contaminé l’environnement de la centrale de Fukushima entre 1979 et 1981, sans que les autorités ou la population locale ne soient prévenus [2]. La compagnie a reconnu la fuite, mais en minimise les conséquences, comme d’habitude.

Un régime de complaisance

C’est un ancien travailleur de General Electric International qui, en juillet 2000, a alerté l’autorité de sûreté. Celle-ci a d’abord fait la sourde oreille, seule une question orale a été posée à TEPCO. Quand il a proposé de coopérer, son offre a d’abord été refusée. Il a fallu six mois aux autorités pour demander des comptes par écrit à TEPCO et elles ont transmis une copie des courriers de l’informateur, avec son identité ! Donner son nom est une faute grave, d’autant plus qu’il avait demandé à rester anonyme pour pouvoir retrouver du travail. L’autorité de sûreté est aussi accusée de lenteur et d’inefficacité, ce qui a conduit le ministre de l’industrie à reconnaître que « deux ans c’est trop long. » Quand le scandale a éclaté, le ministre s’est dit scandalisé que TEPCO ait trahi la confiance du public alors que l’énergie nucléaire est un des piliers de la politique énergétique de la nation. Cela devrait retarder l’introduction du MOx dans la centrale de Kashiwazaki-Kariwa, un maillon important de la politique gouvernementale du combustible nucléaire.

Aux dernières nouvelles, les 4 dirigeants démissionnaires de TEPCO seraient réintégrés comme conseillés avec tous les avantages matériels…

La population inquiète

Les premières révélations ont eu lieu à la fin août 2002 et d’autres ont suivi durant tout l’automne. La population, sondée par la presse, se dit très inquiète par la situation dans laquelle se trouve le parc électronucléaire du pays. Tout le monde se souvient que l’explosion qui avait eu lieu à Tokaimura dans une usine de conversion d’uranium [3], un des accidents les plus graves de l’industrie nucléaire, était due essentiellement au laxisme des exploitants qui n’avaient pas respecté les règles de sûreté. Plus de 600 personnes avaient été irradiées et des riverains viennent de porter plainte pour obtenir des compensations [4]. Les municipalités et provinces concernées par TEPCO ont donc demandé l’arrêt des réacteurs suspectés et l’abandon du programme « pluthermal » qui vise à l’introduction de combustible MOX. Fin octobre, 10 des 17 réacteurs de TEPCO sont à l’arrêt, suite au scandale ou à des inspections de routine, sans que l’alimentation électrique de la capitale ne soit perturbée.

La filière plutonium remise en cause

Le Japon est en train de finir la construction d’une usine de retraitement des combustibles irradiés à Rokkasho dans le nord de l’île principale pour en extraire du plutonium. Cette usine, dont les premiers tests devraient avoir lieu en 2003, est prévue pour prendre le relais de l’usine de La Hague, en France, pour la production nationale. Pourtant, le pays ne dispose actuellement d’aucun débouché pour le plutonium. Le surgénérateur Monju est arrêté depuis 1995 suite à une fuite de sodium et une falsification du rapport d’expertise de l’accident en 1997. Le programme MOX, qui vise à introduire du plutonium mélangé à de l’uranium dans des réacteurs ordinaires, vient de subir de nouveaux revers. Kansai Electric Power Co. (KEPCO) qui prévoyait aussi d’introduire du MOX dans ses réacteurs a dû y renoncer suite au scandale concernant la falsification des données de contrôle par le producteur, British Nuclear Fuel Limited (BNFL) [5]. Le combustible incriminé a été renvoyé en Grande-Bretagne cet été. KEPCO a également demandé à COGEMA de suspendre la fabrication du combustible MOX pour sa centrale de Takahama, parce que le fabriquant ne pouvait pas démontrer que les assemblages satisfaisaient les nouvelles règles établies par le gouvernement japonais [6]. La pression politique s’était donc intensifiée sur les municipalités et régions concernées par les centrales de Fukushima et Kashiwazaki-Kariwa, gérées par TEPCO, pour qu’elles acceptent que le MOX soit chargé. Suite à ce nouveau scandale, la compagnie s’est résignée à repousser sine die l’introduction du MOX dans ses réacteurs.

Du plutonium militaire ?

L’acharnement du gouvernement japonais à développer sa filière plutonium malgré les nombreux revers subis peut surprendre. En plus de l’introduction du MOX, il espère aussi redémarrer le surgénérateur de Monju capable de transformer du plutonium « civil » en plutonium « militaire ». L’explication est donnée par d’un des leaders de l’opposition, Ichiro Ozawa, qui a affirmé récemment, « nous avons plein de plutonium dans nos centrales nucléaires, il nous est possible de fabriquer de trois à quatre milles têtes nucléaires » [7]. En raison de son histoire, le Japon rejette officiellement les armes nucléaires suivant trois principes énoncés en 1959 par le Premier ministre, « pas de production, pas de possession et pas d’introduction ». Le dernier principe a déjà été violé par l’armée américaine qui a utilisé des îles japonaises comme base nucléaire [8]. Les autres probablement aussi. Le Japon possède toute la technologie nécessaire à la production de l’arme nucléaire et à son déploiement. En particulier, son programme de lanceur de satellites lui donne accès à des missiles inter-continentaux. Il s’est aussi engagé dans la course à l’arme de quatrième génération en développant un programme de « recherche fondamentale » consacré à la fusion par laser [9].

Pendant ce temps, le premier chargement de combustible MOX français, arrivé au Japon en septembre 1999, attend dans la piscine de la centrale de Fukushima en compagnie du combustible irradié. Tout un symbole. Les autres chargements ont rejoint, eux aussi, une piscine de déchets…


[1] Sur ce scandale, lire la revue de la presse japonaise faite par l’ACROnique du nucléaire n°59 de décembre 2002.

[2] Les documents sont disponibles sur son site Internet http://www.jca.apc.org/mihama

[3] Sur cet accident, on pourra lire, Criticality Accident at Tokai-mura – 1 mg of uranium that shattered Japan’s nuclear myth, de Jinzaburo Takagi et the Citizens’ Nuclear Information Center, (http://www.cnic.or.jp/english/books/jco-apply.html) ou en français, Tokaï-mura : un grave accident qui devait arriver, revue de la presse internationale de l’ACROnique du nucléaire n°47, décembre 1999.

[4] The Japan Times: Aug. 20, 2002

[5] Sur cette affaire, on pourra se reporter au site Internet en japonais de l’association Mihama qui en est à l’origine ou lire en français, La fin du retraitement en Grande-Bretagne ?, extrait de la revue de presse internationale de l’ACROnique du nucléaire n°49, juin 2000.

[6] Le communiqué de presse de la compagnie, daté du 26 décembre 2001, est disponible en anglais à l’adresse suivante :
http://www.cnic.or.jp/english/news/misc/melox.html

[7] Mainichi Shimbun, 7 avril 2002 et The Guardian, 8 avril 2002

[8] How much did Japan know ?, by Robert S. Norris, William M. Arkin, and William Burr, Bulletin of the Atomic Scientists, January/February 2000, Vol. 56, No. 1, http://www.thebulletin.org

[9] Sur ce sujet, lire, Vers une quatrième génération d’armes nucléaires ?, ACROnique du nucléaire n°46, septembre 1999 et Liaisons dangereuses en recherche et armement, ACROnique du nucléaire n°57, juin 2002

Ancien lien