Texte écrit pour le Dictionnaire des risques (Armand Colin 2007) et paru dans l’ACROnique du nucléaire n°79, décembre 2007
Le tiers-secteur scientifique englobe l’ensemble des associations et des initiatives qui produisent des savoirs en dehors des institutions étatiques ou des firmes privées, d’où le terme de “tiers secteur”. Les recherches, études, expertises… qu’il réalise sont gouvernées par d’autres logiques que le désir de puissance ou la soif de profits. Que ce soient des laboratoires associatifs, des associations de malades, des agriculteurs et jardiniers sauvegardant la biodiversité, le mouvement du logiciel libre… les savoirs sont construits selon un mode participatif, au sens où l’élaboration division du travail entre experts et “profanes” (usagers des savoirs) et le rapport de délégation cèdent la place à un dialogue et à la co-production des connaissances et des innovations. Le public du tiers-secteur scientifique se distingue donc du public passif de la vulgarisation scientifique. Des clubs d’astronomie, des groupes ornithologiques ou autres sociétés naturalistes ont aussi montré la fertilité d’une alliance entre spécialistes et profanes. Mais, nous ne nous intéresserons ici qu’aux dynamiques d’apprentissage en prise avec une problématique sociétale particulière qui, malgré une grande diversité de méthodes et pratiques, partagent, non pas une théorie ou un dogme, mais plutôt une vision qu’un autre monde – plus solidaire, plus paisible et plus écologiquement et socialement juste – est possible. Le tiers secteur scientifique a pour ambition d’expérimenter et d’établir l’espace public comme un espace de négociations démocratiques des choix scientifiques et des innovations et s’inscrit donc pleinement, par ses valeurs, ses pratiques et ses résultats cognitifs, dans la mouvance plus large de l’économie sociale et solidaire (aussi dénommée tiers secteur), dont il est un pilier cognitif.
Les grands défis environnementaux, de santé publique ou de société nécessitent une synergie entre des progrès technologiques et des changements comportementaux de la part des usagers. Il suffit de songer à la réduction des gaz à effet de serre par exemple ou aux épidémies pour s’en convaincre. Un monde vivable et vivant ne peut être obtenu que par la construction d’un monde commun. Comme le notent justement M. Callon, P. Lascoumes et Y. Barthes, « l’enjeu, pour les acteurs, n’est pas seulement de s’exprimer ou d’échanger, ou encore de passer des compromis ; il n’est pas seulement de réagir, mais de construire. » C’est là que des structures, où experts et profanes sont sur un pied d’égalité, ont un rôle clé à jouer. Ces expériences sont encore rares, mais innovantes et porteuses d’espoir car leur démarche ne consiste pas simplement à dénoncer, mais à penser, argumenter et construire un savoir alternatif pour dépasser les simples slogans et les « alternatives infernales » : OGM ou faim dans le monde, déchets nucléaires ou effet de serre, … Ainsi, il ne s’agit pas non plus d’affirmer de façon symétrique qu’il y a danger là où les industriels ou pouvoirs publics jurent, paroles d’expert, qu’il n’y a aucun danger, mais plutôt de rendre publiques et expliquer les méthodes qui conduisent à l’évaluation différente de l’activité à risque. Même s’il est beaucoup plus facile de dénoncer un mensonge que de construire une vérité impliquant un apprentissage avec une certaine humilité. Pour répondre aux besoins de la société civile, du développement humain et durable, l’enjeu est donc de s’approprier les problèmes, sans subir les termes dans lesquels ils sont généralement posés, et de parvenir à les formuler autrement en les transformant en enjeu politique et citoyen.
Le tiers secteur scientifique ne peut se réduire à un club de « purs et durs » fiers de leur radicalité ou de leur indépendance, considérés comme objectifs en soi et il n’a pas non plus vocation à demeurer dans les marges des secteurs étatiques et marchands pour combler leurs lacunes ou réparer leurs dégâts. Son développement vise à l’émergence d’une société civile mature, aspirant non seulement à se doter de capacités propres de recherche et d’expertise mais aussi à transformer ses rapports avec la recherche publique, à l’image de que certaines associations de malades ont obtenu et apporté. Pour la Fondation Sciences Citoyennes, le tiers secteur scientifique s’inscrit alors dans un mouvement plus général de recherche d’un nouveau pacte social entre science et société, de maîtrise sociale et de démocratisation de la science, qui comprend aussi bien de nouveaux dispositifs d’élaboration démocratiques des orientations techno-scientifiques, que des espaces où se déroulent des activités de contrôle citoyen de la recherche et des technologies. De ce nouveau pacte social, la recherche publique devrait sortir transformée dans ses priorités et sa gouvernance, mais aussi relégitimée et renforcée face aux intérêts marchands et militaires et à l’actuelle tendance à la privatisation des savoirs.
Mais la science officielle et les pouvoirs publics ne le voient pas du même œil ! Généralement, politiques et savants s’accordent avec Gorgias et Socrate pour estimer qu’il est du ressort des seuls « hommes compétents » « de savoir choisir parmi les choses agréables quelles sont celles qui sont bonnes et quelles sont celles qui sont mauvaises ». Traditionnellement, les scientifiques détiennent « la vérité » puis les hommes politiques en tirent « les conclusions qui s’imposent ». « Ce que les sciences ont donné à ceux qui les nourrissaient n’est pas seulement la possibilité de nouveaux pouvoirs de faire, » comme l’expliquent Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, « mais aussi, et parfois surtout, le pouvoir de faire taire, de supprimer les objections, au nom d’une rationalité scientifique apolitique. » Les craintes des citoyens ne seraient liées qu’à des comportements pathologiques dus à l’irrationalité ou à un déficit de communication, voire les deux. Un tel jugement fait fi du fait que la population est de plus en plus éduquée et que le tiers secteur scientifique a souvent atteint un degré de connaissance qui dépasse largement celui des décideurs. Quant à l’industrie, elle tire une partie de ses profits de l’externalisation de ses nuisances et n’est pas prête à remettre en cause cet acquis. Les quelques exemples de tentative d’auto-régulation que sont les agences d’évaluation, comités de sages, etc, ont rarement réussi à répondre aux attentes des usagers. Au contraire, elles contribuent à renforcer la démocratie délégative là où plus de démocratie participative est nécessaire.
La convention d’Aarhus, ratifiée en 2002 par la France, et la charte de l’environnement, adossée à la constitution depuis mars 2005, devraient marquer un tournant dans la démocratisation des décisions touchant à l’environnement. Mais ces textes sont encore trop récents pour avoir un effet sur les pratiques. Pour pouvoir avoir voix au chapitre, la société civile doit donc batailler pendant des années et des modes de contestation radicaux sont souvent indispensables pour faire avancer le débat public. Là où l’expert officiel capitule devant la complexité du problème à résoudre, le citoyen directement concerné n’a pas d’autre choix que le déni, se penser en victime ou chercher à comprendre avec obstination. « L’expérience de la différence se faisant entre subir et créer, entre accepter sur le mode du « il faut bien » anonyme et découvrir/explorer/fabriquer le degré d’autonomie créatrice qui peut être reconquis. » Et I. Stengers et P. Pignarre d’ajouter : « nous dirons que cette expérience est ce qu’il arrive lorsqu’une situation a reçu ce qui ne lui appartient jamais en droit, ou jamais « naturellement » : le pouvoir d’obliger à penser ». Un discours basé sur un état de conscience, une intuition ou même le simple bon sens ne suffisant généralement pas pour être entendu, le tiers secteur scientifique doit s’immiscer dans le débat en s’appropriant souvent les mêmes outils et la rigueur scientifique que la techno-science officielle, mais il le fait avec d’autres méthodes et dans un autre esprit. Les quelques exemples où la controverse scientifique a débouché sur un véritable dialogue, montrent un enrichissement mutuel, car chacune des catégories d’acteurs possède des savoirs spécifiques. Une culture du risque mieux partagée ne peut que conduire à l’amélioration de la vigilance, de la précaution en situation d’incertitude, de la prévention en cas de danger avéré, voire de la survie dans des situations post-catastrophiques. Mais cela peut aussi conduire à la remise en cause de l’activité à risque ! C’est ce que craint le plus le pouvoir technoscientifique qui n’est prêt à accepter des concessions sur son fonctionnement que si cela conduit à l’acceptabilité de ses activités. D’où la réticence à partager la connaissance, car, comme le note La Boétie, « les gens asservis, outre ce courage guerrier, ils perdent aussi en toutes autres choses la vivacité, et ont le cœur bas et mol et incapable de toutes choses grandes. »
Parce que le chemin n’est pas balisé, c’est par la pratique que les associations du tiers secteur scientifique construisent une démarche originale et diverse qui doit s’inscrire dans la durée. Il n’est pas sûr que les recettes qui ont fait le succès des unes fonctionnent pour d’autres problématiques. Ses membres consacrent parfois plus de temps et d’énergie à bâtir et pérenniser l’outil qu’à militer pour la cause qu’ils défendent. La survie financière passe souvent par un soutien public, car la production du tiers secteur scientifique, comme les logiciels ou les semences, est naturellement libre et les résultats d’expertise publics. Comme en France, les fonds dédiés à la communication de la technoscience dépassent largement ceux dédiés à un fonctionnement plus démocratique, il est tentant de simplifier le discours pour satisfaire au format imposé par les médias et attirer des dons du public. Seule une forte implication bénévole, sans laquelle la structure ne serait pas viable, permet de maintenir le cap entre les écueils de l’audimat et le risque d’enlisement institutionnel. Pour de nombreux militants, l’effort consenti n’a d’autres buts que de les aider à vivre dans la société du risque. « Et il se pourrait, en outre, » pour M. Callon, P. Lascoumes et Y. Barthe, « que les solutions proposées […] soient transposables, transportables, dans d’autres champs, là où les sciences et les techniques ne sont pas nécessairement centrales, et qu’elles contribuent ainsi au mouvement plus général de démocratisation de la démocratie ».
David Boilley et Claudia Neubauer
- BONNEUIL Christophe et GAUDILLIERE Jean-Paul (2001), «Faire entrer les sciences en démocratie – pour un tiers secteur scientifique », EcoRev’ – Revue critique d’écologie politique, n° 5, http://ecorev.org.
- IRWIN Alan (1995), Citizen Science: A Study of People, Expertise, and Sustainable Development, Routledge.
- CALLON Michel, LASCOUMES Pierre, BARTHE Yannick (2001), Agir dans un monde incertain , essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil.
- L’expertise et la recherche associative et citoyenne en France, Fondation Sciences citoyennes, 18 mars 2004 (http://sciencescitoyennes.org).
- PIGNARRE Philippe et STENGERS Isabelle (2005), La sorcellerie capitaliste – Pratiques de désenvoûtement, Paris, La Découverte.
- LA BOETIE Etienne de, Discours de la servitude volontaire, réédité par Flammarion (1993)