ACROnique du nucléaire n°85, juin 2009
Depuis 20 ans, l’ACRO s’est dotée de moyens de mesure pour contrôler les niveaux de tritium dans l’environnement des sites nucléaires du Nord Cotentin. Grâce à cette action de surveillance citoyenne, notre association a pu notamment alerter sur les fortes contaminations en tritium qui perdurent dans les nappes phréatiques situées sous le Centre de Stockage de la Manche et que l’on retrouve dans des exutoires du plateau de la Hague. Dans les eaux du littoral, les niveaux mesurés sont jusqu’à cent fois supérieurs aux niveaux naturels.
Cette préoccupation forte s’explique par le fait que l’industrie nucléaire produit des quantités très importantes de ce produit radioactif et parce qu’il est entièrement libéré dans l’environnement. Alors que la tendance va vers une augmentation des rejets de tritium dans l’environnement, des incertitudes demeurent sur son transfert dans la chaîne alimentaire et sur son niveau de radiotoxicité pour l’homme.
Des rejets en tritium en constante augmentation
Les rejets en tritium des installations nucléaires ont fortement augmenté ces dernières années.
Si l’on regarde l’évolution des rejets liquides des installations nucléaires sur les 15 dernières années (figure1), on constate que les rejets en tritium ont augmenté d’un facteur 3 alors que l’on note une tendance à la baisse en ce qui concerne les autres éléments radioactifs rejetés. Il s’agit, sur ce graphique, des rejets de l’ensemble de la filière électro-nucléaire (fabrication et enrichissement du combustible, exploitation des centrales, retraitement et recherche) des pays signataires de la convention OSPAR , regroupant les pays côtiers de l’Europe de l’ouest. A noter que les usines de retraitement (La Hague, pour la France et Sellafield pour la Grande Bretagne) sont les principaux contributeurs de ces rejets.
L’augmentation des rejets liquides en tritium est en totale contradiction avec les accords de Sintra, signés en juillet 1998 par les 15 gouvernements européens de la convention OSPAR, dont la France, qui stipule la volonté commune de réduire les rejets radioactifs en mer afin de parvenir à des teneurs dans l’environnement proches des niveaux naturels d’ici 2020.
Figure 1 : Evolution des rejets liquides des installations nucléaires des pays signataires de la convention OSPAR.
Les sources de tritium dans La Hague
L’un des principaux contributeurs des rejets de tritium dans l’environnement du Nord Cotentin est l’usine de retraitement AREVA La Hague. Ses autorisations de rejets annuels pour le tritium sont de 18500 TBq (18500 milliers de milliards de Becquerels) pour les rejets liquides et de 150 TBq en ce qui concerne ses rejets gazeux.
Si l’on compare avec d’autres installations (figure 2), on constate que ses rejets liquides en tritium sont 200 fois plus importants que ceux produits par les deux réacteurs de la centrale de Flamanville, soit environ plus de 10 fois l’ensemble des rejets liquides du parc électronucléaire français. Les rejets gazeux des usines de retraitement sont, quant à eux, 30 fois plus importants que ceux de Flamanville, soit approximativement équivalents à l’ensemble des rejets des 58 réacteurs français. A titre de comparaison, les rejets d’autres installations, réputées pour émettre du tritium, sont également présentés sur le graphique, comme l’usine de retraitement britannique de Sellafield, le site CEA de Valduc et les prévisions de rejet de la future installation ITER, dédiée à la fusion nucléaire.
Figure 2 : comparaison des quantités de tritium rejetés
Intéressons-nous, maintenant, au deuxième gros contributeur d’émission de tritium dans l’environnement du Nord-cotentin que constitue la centrale nucléaire de Flamanville avec ses deux réacteurs de 1300 MWe. La figure 3 présente la chronologie de ses rejets liquides et gazeux sur les 22 dernières années.
Ses rejets gazeux en tritium oscillent autour de 2 TBq avec une tendance à la baisse, actuellement. Concernant les rejets liquides, on constate une importante augmentation depuis l’année 2000 qui amène la centrale à frôler son autorisation annuelle de 60 TBq ces dernières années.
Figure 3 : Evolution des rejets tritiés gazeux (haut) et liquides (bas) du CNPE de Flamanville de 1985 à 2008
Figure 3 : Evolution des rejets tritiés gazeux (haut) et liquides (bas) du CNPE de Flamanville de 1985 à 2008
Cette augmentation des rejets liquides est due à l’utilisation de nouveaux combustibles (dits GEMMES) plus enrichis et produisant d’avantage de tritium. Il est à noter que Flamanville, comme d’autres centrales en France, comme la centrale de Penly, a demandé une augmentation de ses autorisations de rejets en prévision de l’utilisation d’un nouveau combustible, dit à « Haut taux de combustion (HTC) » et de la mise en route du futur réacteur EPR.
Le Centre de Stockage de la Manche (CSM), exploité par l’ANDRA, qui jouxte le site AREVA, a été le premier centre de stockage de déchets radioactifs de faible et moyenne activité en France. Il n’a obtenu que tardivement une autorisation de rejet (arrêté du 10 janvier 2003), alors que, depuis son ouverture (en 1969), du tritium a été régulièrement relâché vers l’environnement.
Sur le site, le mode de gestion des eaux a évolué au cours des années. Actuellement, seules les eaux pluviales sont rejetées dans la rivière Sainte Hélène via le bassin d’orage commun avec le site AREVA. Les effluents à risques, issus du réseau de drainage des ouvrages du site, sont rejetés en mer via l’établissement AREVA. Deux autorisations encadrent les rejets : une limite maximale de 0,125 TBq basée sur le cumul des rejets annuels en ce qui concerne les rejets en mer et une limite en concentration moyenne hebdomadaire de 100 Bq/L et annuelle de 30 Bq/L en ce qui concerne les rejets dans la rivière Sainte Hélène.
Enfin, concernant l’arsenal militaire de Cherbourg où s’effectuent la construction et la maintenance des sous-marins à propulsion nucléaire, peu d’information est disponible. L’inventaire des rejets radioactifs réalisé par le Groupe radioécologie Nord cotentin (GRNC), à la fin des années 90, présente qualques valeurs de rejets annuels liquides concernant l’élément tritium, comprises entre 50 et 1800 MBq (1800 million de Becquerel) pour la période comprise entre 1993 et 1997.
Comment mesure t-on le tritium dans l’environnement ?
Le tritium est un isotope radioactif de l’hydrogène, il en possède donc les mêmes propriétés chimiques. Dans l’environnement, on peut le trouver sous la forme d’eau tritiée où l’atome de tritium remplace un atome d’hydrogène dans la molécule d’eau. C’est sous cette forme que le tritium est mesuré à l’ACRO par une méthode dite, directe, où son rayonnement bêta est mis en évidence à l’aide d’un compteur à scintillation liquide. On utilise pour cela un solvant que l’on mélange à l’échantillon d’eau, qui a la particularité de « scintiller », c’est-à-dire, d’émettre des photons lumineux lorsqu’il est traversé par les rayonnements bêta.
Mais de la même façon, l’atome de tritium peut également se lier à la matière organique en se substituant aux atomes d’hydrogène. Sa mesure est alors plus difficile puisqu’il est nécessaire de l’extraire de la molécule organique pour pouvoir le mesurer. C’est pourquoi, le tritium lié à la matière vivante n’est pas ou très peu suivi dans l’environnement. Pourtant des incertitudes demeurent sur son transfert dans la chaîne alimentaire. Des études britanniques montrent que, contrairement à ce qui est admis actuellement en France, le tritium rejeté dans l’environnement tendrait à s’accumuler dans la matière vivante.
La surveillance menée par l’ACRO
Depuis 20 ans, l’ACRO surveille le tritium dans les cours d’eau du plateau de La Hague, et depuis plus de 10 ans, sur l’ensemble du littoral normand et dans les principales rivières du bassin Seine Normandie.
Le suivi du littoral couvre environ 600 km de côtes avec 11 sites répartis de Granville à Dieppe, suivis deux fois par an, à l’occasion des grandes marées. En ce qui concerne les eaux douces, les principales rivières du bassin Seine Normandie sont concernées chaque semestre. Une attention plus poussée est portée sur les cours d’eau du plateau de la Hague où des prélèvements mensuels sont effectués le long des cours d’eau influencés par la présence des installations nucléaires, comme la Sainte Hélène, le Grand Bel et la rivière des Moulinets.
D’autres prélèvements sont réalisés au titre d’investigation, par exemple sur des eaux de résurgence, des puits chez des particuliers, des abreuvoirs ou même sur des eaux de pluie. Ces investigations permettent de compléter les mesures régulières.
Figure 4 : Localisation des sites de prélèvement le long du littoral et des principaux cours d’eau du bassin Seine Normandie
Concernant le suivi du tritium sur les côtes normandes, si l’on regarde les résultats sur les 3 dernières années (graphique présenté sur la figure 5 ci-dessous), on constate que les valeurs les plus importantes (de 11 à 16 Bq/L), se situent au niveau de la pointe de la Hague (site de la baie d’Ecalgrain), juste en face de la sortie de la canalisation en mer de l’usine AREVA. Les concentrations mesurées décroissent ensuite à mesure que l’on s’éloigne avec, au niveau de la Haute Normandie, une augmentation sensible des niveaux de tritium due aux rejets des deux centrales nucléaires situées à Paluel et Penly. A titre de comparaison les niveaux naturels dans l’eau de mer sont d’environ 0,2 Bq/L.
Figure 5 : synthèse des niveaux de tritium (minimum et maximum) mesurés le long du littoral normand de 2005 à 2007
En ce qui concerne les principales rivières, aucune contamination en tritium n’est mise en évidence en dehors de la Seine, en aval de Nogent sur Seine, où le tritium est systématiquement mesuré avec des valeurs comprises entre 70 et 80 Bq/L, conséquences des rejets de la centrale nucléaire présente en ce lieu.
Figure 6 : niveaux de tritium (min et max) mesurés dans les principales rivères du bassin Seine Normandie de 2005 à 2007
Intéressons nous maintenant aux résultats du suivi du plateau de La Hague. Pour commencer, regardons le suivi d’un lieu sensible puisqu’il s’agit de la rivière Sainte Hélène qui prend sa source sous les installations nucléaires d’AREVA et du Centre de Stockage de la Manche, constituant l’exutoire des rejets issus du bassin d’orage. On constate, en regardant les résultats du suivi (figure 7), que l’eau de la Sainte Hélène est marquée par le tritium de sa source jusqu’à 2km en aval, c’est-à-dire, quasiment sur toute sa longueur. Les niveaux oscillent de la source jusqu’à 400 mètres en aval de 60 à 250 Bq/L et de 70 à 150 Bq/L plus loin, à 2 km en aval. Les variations saisonnières sont généralement synchrones mais elles présentent parfois des niveaux en tritium plus importants en aval de la source. Il existe donc des contributions en tritium qui alimentent la rivière après sa source. En effet, des résurgences, analysées, révèlent des apports supplémentaires de tritium, confirmant la contamination des nappes phréatiques sous-jacentes.
Figure 7 : Suivi des niveaux de tritium dans la rivière sainte Hélène sur le plateau de la Hague.
La contamination des nappes phréatiques provient majoritairement des nombreux relâchements en tritium vers les aquifères du centre de stockage de 1976 à 1996, que l’exploitant évalue à 35 TBq (35 milliers de milliards de Becquerels) de tritium relâché ainsi dans les sous-sols, dont 5 TBq pour la seule année 1976. Ce tritium provenait en majeure partie d’un entreposage précaire de déchets tritiés. En 1986, l’ANDRA a mesuré jusqu’à 6 millions de becquerels par litre dans l’aquifère sous le centre, et mesure encore aujourd’hui des concentrations pouvant aller jusqu’à 180 000 Bq/L.
Dans le cadre d’une campagne menée par Greenpeace en 2006, de l’eau souterraine puisée en zone publique au nord du site a été mesurée par notre laboratoire à 20 600 Bq/L.
Cette situation est préoccupante car la pollution des nappes continue à dépasser largement les normes de potabilité définies par l’OMS (10 000 Bq/L) et le niveau d’intervention défini par l’Union Européenne (100 Bq/L). La surveillance des nappes phréatiques reste un enjeu majeur et on peut regretter que l’accès aux puits de contrôle soit réservé au seul exploitant. Les sous-sols relèvent bien pourtant du domaine public…
Maintenant, si l’on considère comme anciens les relâchements en tritium et autres incidents, on devrait s’attendre à une amélioration de la situation radiologique de l’environnement. Ce qui n’est pas le cas. Si l’on regarde les niveaux mesurés dans la rivière le Grand Bel, depuis 10 ans, on constate une stagnation des concentrations en tritium autour de 700 Bq/L au niveau de sa source et autour de 200 Bq/L plus loin à un kilomètre en aval (voir figure 8). Le Grand Bel, prend sa source à quelques centaines de mètres au nord du CSM et c’est un affluent de la Sainte Hélène. La contamination quasi stable, au cours du temps, des eaux de cette rivière va à l’encontre de ce que l’on devrait attendre. En effet, comme tout élément radioactif, le tritium s’élimine en fonction de sa période physique, appelée aussi demi-vie. Celle-ci est de 12,3 ans pour le tritium, c’est-à-dire qu’après ce délai la moitié de sa quantité initiale doit avoir disparu. Or on voit bien que cela n’est pas le cas ici et on peut donc soupçonner un apport régulier en tritium vers la nappe phréatique.
Figure 8 : Evolution des concentrations en tritium des eaux de la rivière du Grand Bel de 1999 à 2007
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