Les radiations ionisantes

Texte écrit pour le Dictionnaire des risques (Armand Colin 2003 et 2007) et paru dans l’ACROnique du nucléaire n°64, mars 2004


Les radiations ionisantes correspondent à des rayonnements électromagnétiques ou particulaires possédant une énergie associée supérieure à 10 électron-volt (eV). En-dessous de cette valeur en énergie, les radiations sont dites « non ionisantes » et on y classe notamment les rayonnements ultra-violets ou encore les champs électromagnétiques de très basse fréquence. Ces derniers, bien que « non ionisants », ne sont pas pour autant dépourvus d’effets pathologiques chez l’homme ou l’animal.

Ce qualificatif de « ionisant » est important car il va désigner le mécanisme initiateur (à l’échelle moléculaire) qui sera à l’origine même de la toxicité de cette classe de radiations. Sur son parcours, une radiation créera en moyenne une paire d’ions pour un dépôt d’énergie de 33 eV. Ainsi, une particule alpha de 5,3 MeV (millions d’eV) générera plus de 150 000 paires d’ions sur un parcours de 40 µm dans les tissus. Si les radiations ionisantes se classent en fonction de leur nature, leur toxicité respective sera également une manière de les distinguer. De façon résumée, cette toxicité propre sera d’autant plus élevée que la densité d’ionisation produite sera grande.
Les radiations ionisantes agissent suivant deux voies d’action dont la contribution respective aux dégâts biologiques radio-induits restent l’objet d’un débat scientifique. D’une part, elles génèrent des cassures moléculaires (c’est l’effet direct), d’autre part, elles provoquent la radiolyse de l’eau (c’est l’effet indirect) conduisant à la formation de radicaux libres qui constituent des espèces moléculaires fortement toxiques.
La chronologie des événements qui surviennent consécutivement à une irradiation souligne une échelle de temps joignant les extrêmes. Le phénomène d’ionisation est quasi-instantané (10-15 sec), de même que la production de radicaux libres (10-9 sec) et les lésions sur le patrimoine génétique seront instaurées dans la seconde voire la minute qui suit l’irradiation. On comprend dès lors toute l’importance de la prévention mise en avant dans l’exercice de la radioprotection. Si ces lésions moléculaires peuvent être à la cause d’effets pathologiques visibles dans les jours et les semaines qui suivent (cas des fortes doses), elles seront aussi à l’origine d’effets tardifs pouvant survenir des années (voir plusieurs dizaines d’années) après l’exposition (en particulier la radio-cancérogénèse) ou encore dans la descendance (effets génétiques).

L’homme est exposé aux radiations selon différentes voies d’atteinte. Les rayonnements pénétrants issus de sources externes (corps radioactifs, appareils électriques accélérant des particules) sont les contributeurs d’une irradiation externe. Les substances radioactives présentes dans l’environnement (ou dispersées dans l’environnement par l’homme) participent à la contamination interne des personnes soit par inhalation (gaz, aérosols..), soit par ingestion au travers de la chaîne alimentaire (qui conduit souvent à des processus de re-concentration des toxiques).

L’origine des expositions aux radiations ionisantes peut être naturelle (cosmique et tellurique) ou artificielle (anthropologique).
Les sources d’exposition naturelle ainsi que les estimations de dose annuelle qui leur sont actuellement attribuées [1] sont présentées dans le tableau ci-dessous. On soulignera le rôle prépondérant du radon, un gaz radioactif (émetteur alpha) issu de la chaîne de l’uranium qui contribue pour plus de 50% à l’ensemble de cette exposition naturelle et qui pourrait constituer un problème de santé publique. Le Comité BEIR de l’Académie des Sciences US a récemment évalué entre 15.400 à 21.800 le nombre de cancers du poumon dû, chaque année au sein de la population américaine, au radon domestique [2]. Toujours selon l’Académie américaine, il représenterait la deuxième cause du cancer du poumon après le tabac. Les radiations cosmiques quant à elles ont fait l’objet de multiples investigations depuis le début des années 90. Leur débit de dose, faible au niveau du sol (0,03 µSv/h),peut être 150 à 200 fois plus élevé lors de vols intercontinentaux (5 µSv/h). Certaines études [3] ont pu mettre en évidence un excès d’anomalies chromosomiques caractéristiques de l’action des radiations. De fait, les personnels navigants devraient sans doute être considérés comme « personnels exposés » aux radiations ionisantes et classés comme les salariés du nucléaire.

Sources Dose moyenne
annuelle (mSv)
Domaine de
variation (mSv)

Exposition externe :

– rayonnement cosmique

– rayonnement tellurique

0,4

0,5

0,3 – 1,0

0,3 – 0,6

Exposition interne :

– inhalation (dont radon)

– ingestion

1,2

0,3

0,2 – 10

0,2 – 0,8

Total 2,4 1 – 10
[source : UNSCEAR, 2000]

Quant aux sources d’exposition artificielle, elles relèvent soit de l’exposition médicale (environ 1,2 mSv/an mais avec un domaine de variation très large) soit d’expositions d’origine industrielle ou militaire. En affirmant le principe de justification des actes radiologiques, la mise en application de la directive européenne 97-43 [4] devrait permettre de réduire les doses médicales, en particulier par la chasse aux examens inutiles qui perdurent encore trop souvent dans un milieu où la radioprotection a rarement été un souci majeur. Les essais nucléaires nombreux (945 explosions réalisées par les USA, 210 pour la France…) ont dispersé à la surface de la planète (principalement dans l’hémisphère nord) des quantités importantes de radioactivité qui, aujourd’hui encore, marquent notre environnement. Même s’ils détiennent chacun des activités très modestes comparativement à l’industrie nucléaire, on ne peut ignorer les nombreux « détenteurs » de sources radioactives utilisées en milieu hospitalier, dans les centres de recherche ou au sein de petites entreprises. En France, ils sont environ 5000 utilisateurs autorisés à détenir des sources scellées et non scellées. Des millions de sources radioactives sont ainsi dispersées dans le monde, dont plusieurs dizaines de milliers présentent de fortes activités (exprimées en terabecquerels, TBq). Régulièrement, des pertes, vols, actes de sabotage sont enregistrés. Plus grave, le trafic de ces matières s’est intensifié au cours des années 90 (il a doublé entre 1996 et 1999). De tels actes ont été confirmés dans plus de 40 pays, et ce n’est que la partie visible de l’iceberg. Depuis le 11 septembre 2001, la menace d’actes terroristes radiologiques (les « bombes sales »..) sont prises très au sérieux, y compris par la France où une circulaire (circulaire 800) est venue renforcer le dispositif en mai 2003. Le secteur de l’industrie nucléaire, avec son talon d’Achille que constituent les déchets nucléaires [voir Les déchets nucléaires], reste cependant l’objet principal des craintes exprimées par une large fraction de la population [5]. Issu du nucléaire militaire, il faut bien reconnaître que le principe de justification ne s’est jamais appliqué au programme nucléaire dont la France a fait son cheval de bataille. L’apparition de batteries lance-missiles Crotale déployées sur le plateau de la Hague (Nord Cotentin) en réponse aux attentats du 11 septembre a souligné brutalement l’extrême fragilité des systèmes de protection existants [6]. En matière de risques externes, la dimension de tels actes n’a jamais été prise en compte.

En regard de l’équation définissant le risque – le risque est égal au produit du danger potentiel par une probabilité d’occurrence d’un événement donné et par l’intensité des conséquences sanitaires et écologiques – le discours officiel ne s’est toujours porté que sur le second terme de l’équation (la probabilité d’occurrence) qu’il convenait de maintenir le plus faible au possible. La présentation des rapports de sûreté des installations nucléaires est de ce point de vue éclairant (pour certaines installations, l’exploitant est allé jusqu’à présenter le niveau de risque de chute d’un petit avion de tourisme en « probabilité d’impact par m2 » pour souligner son caractère « négligeable »). On est aujourd’hui légitimement en droit de se demander si la société n’a pas le devoir de refuser (pour elle-même et pour les générations futures) que s’érigent des installations industrielles présentant des niveaux de danger potentiel extrêmes et cela, indépendamment des estimations probabilistes présentées. Dans une certaine mesure, cette démarche rejoint une approche très actuelle en matière de maîtrise des risques industrielles qui vise à « réduire le danger à la source ».

La radioprotection. Dans l’année même (1896) qui suivi la découverte des Rayons X (1895) les premières règles pratiques de protection sont recommandées. Dès le tout début du siècle, les dangers de rayonnements ionisants deviennent de plus en plus apparents et des comités nationaux apparaissent en 1913 dans le but de les étudier. Le premier congrès international de radiologie (1925) reconnaît la nécessité d’évaluer et de limiter l’exposition aux radiations. Pour répondre à ce besoin, le Comité International de Protection contre les Rayons X et le Radium est créé en 1928 et il deviendra (en 1950) la Commission Internationale de Protection Radiologique (CIPR). En 1934, les premières limites de dose sont instituées tout en considérant l’existence de seuils d’innocuité (reconnaissance des seuls effets déterministes). Mais en 1955, le concept de seuil est rejeté et les effets stochastiques considérés comme « irréversibles et cumulatifs » sont maintenant pris en compte. Durant les années 60 et 70, le débat autour de l’acceptabilité du risque conduira à l’élaboration du concept ALARA (maintenir les expositions à un niveau aussi faible que raisonnablement possible). Depuis, les recommandations de la CIPR conduiront à des réductions successives des limites de dose (en 1977 puis en 1990) d’abord pour les travailleurs mais aussi, et c’est nouveau, pour le public. Cette évolution est résumée dans le tableau ci-contre.

Année Travailleurs Public
1934 env. 600 mSv/an (0,2
roentgen/jour)
1938 env. 500 mSv/an (1
roentgen/semaine)
1951 env. 150 mSv/an (0,3
roentgen/semaine)
1959 (et
1977)
50 mSv/an 5 mSv/an
1990 20 mSv/an 1 mSv/an

Les travaux de la CIPR conduiront à l’élaboration de trois grands principes fondamentaux : le principe de justification (une pratique doit faire plus de bien que de mal), dont nous avons souligné le peu d’empressement à le mettre en application ; le principe d’optimisation de la radioprotection (qui s’appuie largement sur le concept ALARA) ; le principe de limitation des expositions (valeurs limites censées interdire l’apparition d’effets déterministes et limiter le plus possible l’induction d’effets stochastiques). Ces trois principes fondamentaux viennent d’être intégrés au Code de la Santé Publique pour la première fois en 2002, année qui sera marquée en France par une réorganisation importante du système de radioprotection et des dispositions réglementaires correspondantes.

Le débat autour de la radioprotection est également très animé. Il repose pour l’essentiel sur la nature de la relation dose / effet. Depuis la fin des années 80, les principales instances internationales admettent que cette relation est de type « linéaire et sans seuil ». L’enjeu est important car cela signifie que toute dose, même très faible, est susceptible de produire un effet (induction de cancers ou affection de la descendance) en terme probabiliste.
Pour autant, cette relation ne serait prouvée que dans un domaine de dose plus élevé que celui de la radioprotection (niveaux d’exposition des travailleurs ou du public) car elle est déduite presque exclusivement de l’analyse des données du suivi des survivants aux explosions nucléaires de Hiroshima et Nagasaki. La poursuite de l’étude après 1985 a permis, d’une part, d’observer que les cancers continuent à apparaître en excès plus de 40 ans après et, d’autre part, d’affiner la limite inférieure de cette relation étayée qui passe ainsi de 200 mSv à 50 mSv confortant l’hypothèse de la linéarité sans seuil.
Les modes d’exposition étant très différents entre les populations d’Hiroshima et Nagasaki (qui ont subi une dose forte et aiguë) et les populations vivant autour d’installations nucléaires (qui reçoivent des doses faibles et chroniques), le modèle de la CIPR fait l’objet de critiques fortes de la part de groupes scientifiques-citoyens [7]. De fait, au-delà des modèles toujours critiquables, de nombreuses questions restent en suspend : la susceptibilité génétique (non prise en compte dans la détermination du risque radio-induit), l’hétérogénéité dans la distribution de la dose, l’interaction avec d’autres agents toxiques de nature différente (la cancérogenèse correspond à un processus qui se déroule par étapes successives), l’induction de pathologies non cancéreuses, les maladies multi-factorielles…
A l’inverse, des partisans de l’existence d’un seuil d’innocuité (en particulier dans le sérail de l’Académie de médecine) ont fait pression sur la CIPR et les pouvoirs publics pour tenter de s’opposer à la mise en application de la réduction des limites de doses proposées par la CIPR en 1990 [8]. Là n’est d’ailleurs pas la seule inquiétude puisque ces mêmes auteurs affirment que la radioprotection « représente une activité essentiellement médicale » et qu’il « apparaît indispensable que la radioprotection soit supervisée par des médecins et autres professions de santé »… Le discours est étayé par l’existence des mécanismes de réparation des lésions de l’ADN et s’appuie sur un leitmotiv : l’absence de preuve.
Une démarche scientifique voudrait pourtant que l’on considère que l’absence de preuve d’une relation causale ne constitue pas pour autant la preuve de l’absence de cette même relation. Ainsi, il peut suffire que des développements scientifiques et technologiques permettent d’élaborer de nouveaux outils d’investigation apportant des réponses nouvelles. Et c’est peut-être ce qui est en passe d’apparaître ces dix dernières années à travers l’émergence de travaux originaux d’une part autour de l’instabilité génétique et, plus récemment, autour de l’effet bystander (ou effet non cible) [9]. Ce dernier mécanisme d’action mérite que l’on y prête attention car il remet en cause le dogme de la radiobiologie selon lequel l’induction d’effets retardés (cancers, anomalies dans la descendance) est le produit de l’action directe des radiations sur l’ADN contenu dans le noyau de la cellule. De fait, des anomalies moléculaires et cellulaires (caractéristiques de l’action des radiations) s’expriment dans des cellules non atteintes par des radiations mais simplement présentes au voisinage d’une cellule irradiée (parfois même par une seule particule alpha). De façon surprenante, ce phénomène ne semble pas s’exprimer avec des doses fortes mais uniquement dans le domaine des faibles doses (celles qui concernent la radioprotection) et les auteurs s’accordent à démontrer l’existence, à ce niveau, d’une relation dose / effet supra-linéaire suggérant que le risque radio-induit serait actuellement sous-estimé dans le domaine des faibles doses [10].
Enfin, très récemment [11], une équipe de recherche est parvenue à établir la formation de lésions radio-induites spécifiques sur l’ADN à des niveaux de doses 1000 fois inférieurs à ceux habituellement utilisés (de l’ordre du Gy) pour observer ces dégâts. Plus intéressant encore, les auteurs notent que plus ils réduisent les doses délivrées, moins ces lésions génomiques sont réparables.

Si tous ces travaux devaient se confirmer, la relation linéaire sans seuil dans le domaine des faibles doses cesserait d’être une hypothèse (issue de l’extrapolation proposée par la CIPR) pour devenir une donnée établie sur des faits expérimentaux et peut-être même sous-estimée. Beaucoup de choses seront alors à reconsidérer à commencer par les fondements même de la radioprotection.

Références :
1. UNSCEAR. Sources and effects of ionizing radiations. Vol. I, 2000.

2. National Academy of Sciences : Health Effects of Exposure to Radon: BEIR VI, Committee on Health Risks of Exposure to Radon (BEIR VI), 516 pages, 1999.

3. ROMANO Elena et al. Increase of chromosomal aberrations induced by ionizing radiations in peripheral blood lymphocytes of civil aviation pilots and crew members. Mutation Research, 9, 377, 89-93, 1997.

4. Directive 97/43 Euratom du Conseil de l’union européenne. Protection sanitaire des personnes contre les rayonnements ionisants lors d’expositions à des fins médicales. J.O.C.E., L180, 9 juillet 1997.

5. IPSN. Perception des risques et de la sécurité. Préventique – Sécurité, n° 62, mars-avril 2002.

6. La Manche Libre du 03 novembre 2002.

7. Recommendations of the ECRR (European Committee on Radiation Risk): The Health Effects of Ionising Radiation Exposure at Low Doses and Low Dose Rates for Radiation Protection Purposes: Regulators’ Edition, 2003.

8. Avis de l’Académie Nationale de Médecine. Energie nucléaire et santé. 22 juin 1999.

9. LITTLE John B. Radiation-induced genomic instability and bystander effects : implications for radiation protection. Radioprotection. 37, 3, 261-282, 2002.

10. ZHOU Hongning et al. Radiation risk to low fluences of a particles may be greater than we thought. Proceeding of National Academy of Sciences. 98, 25, 14410-14415, 2001.

11. ROTHKAMM Kai et al. Evidence for a lack of DNA double-strand break repair in human cells exposed to very low X-Ray doses. Proceeding of National Academy of Sciences. A paraître en 2003.


dicodico2Autres textes du dictionnaire des risques :

Ancien lien