Revue de la presse internationale de l’ACROnique du nucléaire n°47, décembre 1999
Devant l’importance de l’évènement, la revue de presse internationale ne sera consacrée qu’à cet accident. Les autres informations seront reprises dans les revues de presse suivantes.
Un sentiment d’apocalypse
Le jeudi 30 septembre, vers 15h30, une cinquantaine de familles ont été évacuées dans un rayon de 200m autour de l’usine de traitement de l’uranium de Tôkaï-mura, à 120 km au Nord-Est de Tôkyô, suite à une fuite de radioactivité survenue à 10h15 le matin même. 150 personnes sont concernées par cette mesure et la zone a été fermée à la circulation. En outre, environ 320 000 habitants résidant dans un rayon de 10 km avaient été avisés par hauts parleurs, à partir de 12h30, de demeurer chez eux et de fermer leurs fenêtres. Trois employés de l’usine ayant été exposés aux radiations ont été transportés par hélicoptère à l’hôpital. Deux des trois ouvriers ont dû être portés sur des brancards par des secouristes portant des masques et des combinaisons anti-radiations avant d’être placés dans un département stérile. Le troisième homme a pu marcher jusqu’à l’institut et est soigné dans un service normal. Les dépêches d’agence suivantes feront état d’un nombre grandissant de personnes irradiées, pour atteindre finalement 69 personnes, dont des riverains et des secouristes. Le même jour, une autre dépêche AFP, rappelle les accidents nucléaires les plus graves de l’histoire, laissant présager la gravité de ce dernier. A 19h, plus de 5 000 familles étaient encore confinées chez elles. Un responsable de la ville de Tôkaï-mura a indiqué le même jour que la pluie maintenait le niveau de radiation élevé à proximité du site de l’accident.
Voici les règles diffusées à la radio et à la télévision le lendemain de l’accident, selon une dépêche AFP :
— Vous pouvez empêcher totalement les effets des substances radio-actives en vous calfeutrant chez vous.
— Le niveau des radiations autour du site peut changer en raison du vent et de la pluie mais ailleurs il est extrêmement bas et ne représente pas de menace pour la santé.
— A tout hasard, abstenez-vous d’aller dehors. Fermez portes et fenêtres, n’utilisez pas les ventilateurs ou la climatisation.
— Si vous devez absolument utiliser un véhicule, fermez les fenêtres.
— Abstenez-vous de moissonner jusqu’à nouvel avis de la préfecture.
— Abstenez-vous de boire l’eau de puits ou l’eau de pluie mais l’eau du robinet est potable.
Rues désertes, magasins et écoles fermées, fenêtres closes malgré la chaleur : Tôkaï-mura ressemblait vendredi matin à une ville fantôme. Des policiers, dont le visage est protégé par des masques, limitaient les entrées et les sorties. Les autorités tentaient de calmer les inquiétudes des habitants. ” Il n’y a plus de risque de nouvelles émissions de radiation “, a expliqué un responsable municipal, dont la voix était relayée par les haut-parleurs accrochés dans les rues. La circulation des trains locaux a été suspendue.
Selon l’Agence pour la Science et la Technologie, la dose à la limite du site était de 0,84 mSv par heure alors que la norme pour la population est de 1 mSv par an. A 17h, le jour de l’accident, la dose mesurée au sud du centre a atteint 4 mSv par heure. (Yomiuri Shimbun, 1/10/1999)
Les deux ouvriers, Husachi Ouchi, âgé de 35 ans, et Masato Shinohara, âgé de 39 ans, présentent des symptômes, dus à de fortes radiations, qui sont difficiles à soigner. Le troisième ouvrier, Yutaka Yokokawa (54 ans), est également dans un état sérieux. Environ la moitié des personnes ayant subi des radiations d’un tel niveau sont menacées de mort dans les trente jours suivants (AFP, 1/10/1999). Ils affirment avoir vu une lueur bleue et selon une estimation de l’Agence pour la Science et la Technologie (STA), la dose qu’ils auraient reçue atteint 17 000 mSv pour l’un d’entre eux, 10 000 et 3 000 pour les deux autres. Ces chiffres ont été obtenus en mesurant le taux de sodium 24 dans leur sang, car ils ne portaient pas de badges (qui de toute façon auraient été illisibles car surexposés). A l’heure où nous bouclons le journal, ils sont toujours en vie grâce à un effort thérapeutique extraordinaire, mais le premier d’entre eux est dans un état très grave. 109 employés étaient présents sur le site au moment de l’accident et ils vont tous subir des tests médicaux (Yomiuri, 4/10/1999).
Un accident de criticité
Le village de Tôkaï abrite un complexe nucléaire important, avec une usine de retraitement des combustibles irradiés, une usine de traitement de l’uranium et des réacteurs expérimentaux. La majeure partie de la population y travaille. L’usine où a eu lieu l’accident appartient à la Japan Nuclear Fuels Conversion Company (JCO), filiale du trust Sumitomo. ” Elle effectue la conversion d’hexafluorure d’uranium (UF6) enrichi en uranium 235, en oxyde d’uranium (UO2), en vue de la fabrication de combustible nucléaire. La conversion est réalisée par un procédé en ” voie humide ” : l’uranium, sous forme d’UF6 gazeux à l’origine, est transformé en présence d’eau, puis d’ammoniaque avant d’être calciné dans un four pour obtenir de la poudre d’oxyde d’uranium ” précise l’IPSN le soir de l’accident. Il s’agit d’une opération à risque : les neutrons émis lors de la fission d’un noyau d’uranium 235 peuvent déclencher d’autres fissions et provoquer ainsi une réaction en chaîne qui est difficilement contrôlable et qui s’accompagne d’un fort dégagement d’énergie et de rayonnement. Lorsqu’une masse suffisante de matériau fissible est rassemblée, une telle réaction peut démarrer toute seule. On parle alors de masse critique et d’accident de criticité. C’est l’accident le plus redouté par l’industrie nucléaire. Le Yomiuri ajoute que, le jour de l’accident, l’uranium était importé de France et destiné au surgénérateur expérimental Jôyô (1/10/1999). Cela signifie que le taux d’enrichissement est supérieur à la normale (18,8 % d’U235 au lieu de 5 %) et que l’uranium devait être mélangé à du plutonium pour en faire du MOx par la suite. Dans ce cas la masse est beaucoup plus faible. D’après les responsables, l’usine produit habituellement 718 tonnes par an de combustible nucléaire enrichi à 5%. Une ou deux fois par an environ, ce taux est plus élevé et l’usine n’est pas équipée pour prévenir et arrêter une réaction en chaîne (Asahi, 1/10/1999).
Une quantité de 16 kg d’uranium a été versée dans une cuve de décantation, habilitée à n’en recevoir que 2,3 kg. La masse critique ayant été dépassée, cette mise en présence de matière nucléaire fissile a déclenché une réaction nucléaire en chaîne incontrôlée avec une émission intense de rayons gamma et de neutrons. La réaction nucléaire a tendance à disperser l’uranium et donc la réaction s’arrête, mais dans une cuve, l’uranium se remélange et la réaction repart. Ce cycle s’est répété plusieurs fois pendant des heures. La réaction est favorisée par l’eau dans la solution qui a tendance à ralentir les neutrons, comme dans un réacteur nucléaire, et par l’eau de refroidissement qui entoure la cuve et qui a tendance à réfléchir les neutrons vers la cuve. (New Scientist, 9/10/1999). Les autorités japonaises estiment à 22.5 kilowatt-heure l’énergie dégagée par la réaction (Yomiuri, 5/11/1999)
” La conversion de l’UF6 en UO2 dans les usines françaises de fabrication de combustible est effectuée par un procédé en ” voie sèche ” : l’UF6 gazeux est transformé directement en poudre d’UO2 dans un four en température, par action de vapeur d’eau et d’hydrogène gazeux. Quel que soit le procédé de conversion d’uranium enrichi en uranium 235, des dispositions doivent être prises à l’égard des accidents de criticité. ” ajoute l’IPSN.
Des employés sacrifiés
Ce n’est que vers 3 h du matin, le vendredi, que des employés ont tenté d’arrêter la réaction en pompant l’eau de refroidissement entourant le récipient et en versant du borate de sodium pour absorber les neutrons. 16 d’entre eux ont alors été sérieusement irradiés. 6 auraient reçu des doses supérieures à 50 mSv et même jusqu’à 91 mSv pour l’un d’entre eux. (Asahi, 1/10/1999) Un membre de la commission gouvernementale de sécurité nucléaire a confirmé la fin de la ” criticité ” sur le site à 6H15 vendredi matin, près de vingt heures après son déclenchement, mais les mesures de confinement de la population ont été maintenues. 29 heures après le déclenchement de la réaction, le gouvernement a finalement levé la mesure de confinement. Seuls les habitants à moins de 350 mètres du site n’ont pu retrouver leur logis et les alentours proches de l’usine sont restés interdits d’accès. (AFP, 1/10/1999) La commission de sûreté nucléaire a alors pris le risque d’exposer 16 employés à plus de 100 mSv, qui est la dose maximale en cas d’accident, pour arrêter la réaction. Après l’accident de Tchernobyl, la CIPR avait recommandé d’augmenter cette limite à 500 mSv, mais le Japon n’avait pas suivi (Yomiuri, 8/10/1999). Les ouvriers qui sont intervenus ont pris des doses bien supérieures à ce qui avait été estimé auparavant car leur dosimètre n’avait que 2 chiffres ! Ainsi la personne qui est allée la première pour photographier la cuve avant d’intervenir a pris une dose de 120 mSv et non 20 mSv comme annoncé. Cela a été reconnu par la STA le 15 octobre. (Magpie News report n°20, 16/10/99)
L’environnement contaminé
Le gouvernement japonais a levé le samedi la dernière mesure de sécurité : quatre-vingt trois habitants ont été autorisés en fin d’après-midi à retrouver leur foyer, plus de deux jours après en avoir été évacués dans l’urgence. Tout est donc officiellement retourné à la normale à l’extérieur immédiat du site, mais la récolte de riz qui s’annonce va être placée sous surveillance. (AFP, 2/10/1999) Il a, en outre, reconnu que la réaction des pouvoirs publics avait été trop lente. (AFP, 1/10/1999) Ces retards auraient pu être extrêmement graves pour la santé publique. La cinquantaine de familles qui vivaient dans un périmètre de 350 mètres autour de l’usine n’a reçu l’ordre d’évacuer les lieux que… cinq heures après l’accident. Or, selon les experts, les rayonnements radioactifs émis par la matière en fission pouvaient passer à travers un mur de béton de 2 mètres d’épaisseur. (Libération 6/10/1999)
” Nous n’avons détecté aucun signe de contamination qui pourrait affecter (la population) au delà des zones situées à proximité (de l’usine où s’est produit l’incident) “, a affirmé un responsable du département de sécurité nucléaire de l’Agence des Sciences et Technologies du gouvernement. Le gouvernement a classé l’incident survenu à l’usine de Tokaï-mura dans la ” catégorie 4 “, ce qui signifie pourtant, selon les normes internationales, qu’il y a eu une fuite d’une faible quantité de matériau radioactif. L’Agence Internationale à l’Energie Atomique (AIEA) a précisé que cette classification était provisoire. (Reuters, 1/10/1999). Cet accident, considéré comme le pire de l’histoire nucléaire du pays, est le plus ” significatif ” depuis celui de Tchernobyl (Ukraine) en 1986, a estimé le porte-parole de l’AIEA mais, contrairement à l’accident de Tchernobyl, ” ceci n’est pas un accident qui laissera de la contamination résiduelle dans l’environnement “. (AFP, 2/10/1999) La STA hésite à classer au niveau 5 cet accident, ce qui signifie qu’il a fait courir d’énormes risques à la population des environs. L’accident de Three Miles Island était aussi classé 5. (Yomiuri, 7/10/1999)
Le taux de radioactivité autour du complexe nucléaire japonais de Tôkaï-mura était en baisse mais toujours à un niveau anormal en dépit des assurances gouvernementales, quatre jours après l’accident, a affirmé Greenpeace. L’organisation a ainsi constaté un taux de 0,4 millisieverts par heure lundi, contre 0,54 dimanche, sur une route située à trente mètres du complexe. Avant l’explosion nucléaire, le taux moyen était de 0,1 millisieverts. Ils sont normaux à une distance de 200 mètres de l’usine (AFP, 4/10/1999).
Selon un calcul fait par les scientifiques du CNIC (Citizens’ Nuclear Information Center), la quantité de radioéléments rejetés dans l’environnement est de l’ordre de 1016 à 1017 Bq (soit 10 à 100 TBq). Ce chiffre est basé sur une analyse du contenu de la cuve qui laisse présager que 1018 fissions ont eu lieu, ce qui correspond à environ 1 mg d’uranium. Mais comme l’échantillon provient du haut de la cuve, il sous-estime probablement la réalité.
D’après une estimation faite par des universitaires, les habitations situées à 100 m du site auraient subi une dose neutron totale de 100 mSv. Ces résultats sont basés sur des analyses de zinc dans des pièces de 5 yens. Pour des habitations à 150 m cette dose est de 40 mSv. Les habitants ayant été évacués, la dose reçue est donc inférieure. (Yomiuri, 4/10/1999).
Douze jours après l’accident, des matières radioactives continuaient à se répandre dans l’atmosphère en raison d’un ventilateur défectueux. Les responsables de l’usine se sont aperçus la semaine précédente, lors de l’ouverture du ventilateur défaillant, que le niveau de radioactivité y était deux fois supérieur à la limite de sécurité. JCO a scellé depuis toutes les portes et fenêtres de l’usine. (AP, 11 octobre 99) Neuf jours après l’accident, de l’iode 131, 132 et 133 y a été détecté à des taux atteignant 21 Bq/m3 pour l’iode 131 alors que la limite d’autorisation de rejet est de 1 Bq/m3. De l’iode 131 a été mesuré jusqu’à 70 km au sud de l’usine, mais à 0,044 Bq/m3. Les autorités ont présenté leurs excuses pour n’avoir pas fait les mesures plus tôt. (Yomiuri, 13/10/1999). Greenpeace a aussi trouvé du sodium 24 dans le sel de cuisine d’une habitation, laissant penser qu’il a été irradié par des neutrons.
Selon une première étude, 8 personnes sur 150 examinées semblent montrer des dommages au niveau de leur ADN. Il s’agit de tests effectués sur les urines de 27 employés et 123 résidents situés à moins de 350m de l’accident. (Yomiuri, 10/11/99)
Le site a été entouré de sacs de sable contenant de la poudre d’aluminium pour arrêter les neutrons et du béton pour arrêter le rayonnement gamma. Le sort de l’usine n’est pas connu car on ne sait pas quand il sera possible de démanteler la zone sans faire courir de risques trop grands aux travailleurs. (Informations complémentaires issues de source associative)
Chercher l’erreur humaine
L’accident est vraisemblablement dû à une erreur humaine d’employés du site, a indiqué le directeur-général du groupe Sumitomo Metal Mining, son propriétaire. ” Honnêtement, je n’avais jamais pensé qu’une telle chose puisse survenir “, a-t-il ajouté. ” Je présente mes profondes excuses pour le trouble immense causé aux habitants ” proches du site, a-t-il poursuivi. (AFP 1/10/1999) Mais la compagnie a reconnu, par la suite, avoir opéré selon des normes de production illégales au cours des quatre dernières années, en changeant la procédure d’exploitation sans l’accord des services gouvernementaux (AFP, 3/10/1999). La thèse de ” l’erreur humaine ” sera néanmoins souvent mise en avant par la presse française.
Des employés de l’usine ont été interrogés par la police et au terme de l’enquête, les responsables de JCO pourraient être poursuivis sur le plan pénal pour négligence professionnelle. Au lieu d’utiliser une colonne de dissolution, les employés versaient la solution d’uranium à l’aide de récipients en acier inoxydable, similaires à des seaux, puis remuaient à la main la cuve de mélange. Pour chauffer la cuve, les ouvriers utilisaient une plaque électrique de cuisine, afin d’accélérer la dissolution. La veille de l’accident, les employés avaient déjà versé 4 seaux dans la cuve, soit environ 9,2 kg, dépassant la masse critique de 1,2 kg, mais la réaction en chaîne n’a démarré que quand ils ont versé les 3 seaux restants.
Pour les employés, ces procédures, c’était ” devenu une routine ” car cela durait depuis 4 ou 5 ans ” pour aller plus vite “. Ils suivaient ainsi les recommandations d’un manuel illégal, rédigé au siège de JCO à Tôkyô et signé par 6 ” responsables “. L’enquête menée par la police tend à montrer que la direction de l’usine a encouragé les employés à simplifier les procédures pour gagner du temps car la compagnie faisait face à des difficultés financières depuis 5 ou 6 ans, l’oxyde d’uranium importé étant moins cher. Le nombre d’employés est passé de 180 en 1984 à 110 actuellement. Une enquête du Asahi (7/10/1999) auprès des employés révèle que des manuels d’instruction secrets et illégaux étaient utilisés depuis plus de dix ans (Yomiuri des 4 et 11/10/1999, 5/11/1999, Asahi des 4, 7 et 20/10/1999).
Deux des trois employés gravement irradiés n’avaient aucune expérience de ce genre de manipulation et le troisième n’avait travaillé que quelques mois dans cette unité. Il a admis qu’il ne connaissait pas la signification du mot ” criticité “. (Libération, 04/10/99)
Cet accident souligne les risques encourus par l’emploi massif de personnes non qualifiées et d’intérimaires dans l’industrie nucléaire, souvent traités comme des ” esclaves du nucléaire “. Plus de 5 000 personnes seraient employées en CDD par an. Récemment, un nombre croissant de SDF, attiré par les salaires élevés, ont été employés pour faire le ” sale boulot “. Matsumoto-san, vivant dans un parc de Tokyo, a raconté qu’il a été embauché 3 mois pour balayer dans une autre usine de Tokai-mura et que ses chefs lui disaient de ne pas s’inquiéter quand son badge sonnait. Depuis, il se sent malade et la compagnie refuse de lui payer des compensations. Le sujet est peu abordé par la presse japonaise qui craint des représailles de la mafia (yakuza) qui organise le recrutement des intérimaires. (BBC, 29/10/1999)
Un accident jamais envisagé
L’accident n’avait pas été prévu, non plus, par la direction de l’usine et aucune mesure d’urgence n’était en place pour faire face à une réaction en chaîne. Il n’y a aucune structure pour arrêter la réaction et pour contenir la radioactivité en cas d’accident. Comment de telles lacunes ont-elles pu échapper à la vigilance des autorités de sûreté japonaises ? Les visites d’inspection sont pourtant les mêmes que pour une usine de retraitement où l’on extrait du plutonium, ce qui laisse présager le pire, avec des risques bien plus grands. (Yomiuri, 4/10/1999)
Par exemple, il n’y avait pas assez d’appareils pour mesurer le taux de neutrons et les autorités ont mis beaucoup de temps avant de réaliser qu’il s’agissait d’un accident de criticité. Une véritable surveillance n’a pu commencer que 6h après l’accident à l’aide de détecteurs prêtés par un institut de recherche. Les neutrons sont pourtant très nocifs et les taux mesurés ont atteint 4,5 mSv/h autour de l’usine. Les 21 stations de surveillance du village de Tôkaï gérées par les autorités ne sont équipées que de détecteurs gamma. Les autorités locales ont deux détecteurs de neutrons portables, mais n’ont pas de personne qualifiée pour s’en servir… Les mesures de rayonnement gamma, quant à elles, n’ont débuté qu’une heure après l’accident. (Asahi et Yomiuri, 4/10/1999)
Le gouvernement japonais n’a mené aucune inspection du complexe nucléaire de Tôkaï-mura depuis 1992, a reconnu un responsable de l’Agence des Sciences et des Techniques. Il a précisé que ces inspections n’étaient pas légalement obligatoires et qu’elles avaient été stoppées ” par manque de main d’œuvre “. ” La réglementation nucléaire oblige le gouvernement à inspecter la sécurité des sites nucléaires chaque année mais la mesure ne s’appliquait pas à proprement parler à JCO parce que cette société était considérée comme une entreprise de production de combustible ” pour les centrales. (AFP, 9/10/1999)
Les autorités japonaises de l’énergie ont annoncé la mise en oeuvre d’un plan national de vérification de toutes les installations nucléaires du pays. Le gouvernement est la cible de critiques croissantes de l’opinion publique qui lui reproche d’avoir fait preuve de laxisme dans le contrôle des installations nucléaires. (Reuters, 4/10/1999) Les autorités locales ont refusé le redémarrage de l’usine de retraitement expérimental de Tôkaï-mura, ce qui pourrait entraîner la fermeture du réacteur expérimental Fugen, dans la préfecture de Fukui, dont les piscines d’entreposage de combustible irradié sont pleines. Des centrales nucléaires commerciales pourraient aussi avoir des problèmes similaires. L’usine de retraitement avait été arrêtée en 1997 à la suite d’un incendie et d’une explosion qui irradia trente-sept employés. Les autorités locales devaient donner leur feu vert le 30 septembre, mais l’accident dans l’usine JCO qui a eu lieu le matin même les a fait revenir sur leur décision. (Asahi, 6/10/1999)
La poursuite du programme nucléaire civil…
La compagnie JCO s’est vue retirer son autorisation de faire fonctionner son usine. C’est la première fois que cela arrive dans l’industrie nucléaire japonaise (Yomiuri, 7 oct). Une inspection rapide de 20 usines nucléaires (autres que des centrales) entre le 4 et le 30 octobre 1999 a montré que les règles de sécurité en matière de criticité n’étaient pas respectées sur 17 sites. (Yomiuri, 09/11/1999) Dans l’usine de retraitement des combustibles irradiés voisine, cela fait 17 ans que le système supposé prévenir les réactions en chaîne est défectueux. Au lieu de réparer, des procédures alternatives manuelles ont été mises en place.
Mais, la ligne officielle ne change pas, le Japon va poursuivre son programme nucléaire. Le ministre de la Science et de la Technologie, Hirofumi Nakasone, a réaffirmé que “l’énergie nucléaire est nécessaire au développement du Japon” et que “le gouvernement fera tout pour rétablir la confiance de la population”. Mais l’accident risque de peser sur les choix futurs du pays : le chargement de réacteurs commerciaux avec du Mox, un mélange d’uranium et de plutonium, pourrait par exemple être retardés. Deux navires transportant du MOx produit en France et en Grande-Bretagne sont arrivés au Japon, juste avant l’accident de Tôkai-mura. Ils ont été accueillis par des manifestations hostiles d’une poignée de militants antinucléaires japonais. Ce combustible doit être brûlé dans des réacteurs japonais pour la première fois dans quelques mois. A terme, le Japon a prévu de consommer du MOx en grande quantité. Mais l’opinion est de plus en plus critique sur ce sujet. Prenant les devants, la compagnie d’électricité du Kyushu a décidé de geler son programme d’utilisation de ce combustible. (Libération, 6/10/1999)
NDLR : L’accident a reporté de quelques jours un remaniement ministériel. Le nouveau ministre de la Science et de la technologie est Monsieur Nakasone, ancien premier ministre qui, il y a 40 ans environ, avait fait voter un budget pour le développement de l’industrie nucléaire au Japon. Une nomination significative… L’ancien ministre était Monsieur Arima, physicien nucléaire de renommée internationale.
… et militaire ?
Le nouveau vice-ministre de la Défense a, quant à lui, déclaré, dans une interview à Playboy, que le Japon devait se doter de l’arme nucléaire. Face au tollé provoqué par ses propos, il a dû démissionner le jour même, mais maintient son point de vue. L’arme nucléaire demeure un tabou au Japon. (Mainichi 20/10/1999 et Yomiuri 21/10/1999) Selon des documents déclassifiés du pentagone, l’armée américaine a maintenu des éléments d’armes nucléaires au Japon de 1954 à 1965, officiellement à l’insu des autorités japonaises. Des armes nucléaires complètes étaient en état d’alerte à Okinawa jusqu’en 1972. Il y en a eu jusqu’à 1200 en 1967, de 19 sortes, ce qui a correspondu à un tiers de la force de frappe américaine en Asie. C’est la première fois que les Etats-Unis reconnaissent ces faits. (Yomiuri, 21/10/1999)
Le ministre japonais de la Planification économique, Taichi Sakaiya, a déclaré qu’il ne pensait pas que l’accident nucléaire survenu la veille dans l’usine de Tôkaï-mura aurait des conséquences négatives sur l’économie, la Bourse ou les marchés des changes du Japon. (Reuters, 1/10/1999) Nous voilà rassurés !
Note 1 : Le Yomiuri, Asahi et Mainichi sont trois quotidiens japonais qui ont aussi une édition en anglais.
Note 2 : Le jour même de l’accident, l’ACRO a proposé ses services à de nombreuses associations japonaises et à une université avec qui nous avons des contacts, car il n’y a pas de laboratoire indépendant au Japon. Il semblerait que les associations ont pu faire faire des analyses auprès des laboratoires universitaires japonais.
Compléments
• publié dans l’ACROnique du nucléaire n°49, juin 2000 :
Le nombre de personnes irradiées en septembre lors de l’accident nucléaire à l’usine de retraitement de Tôkaï-mura a été officiellement relevé de 70 à 439. Le nouveau bilan prend en compte les personnes habitant non loin de l’usine, située à 140 km au nord-est de Tôkyô, et les employés de l’usine non protégés contre la radioactivité au moment de l’accident. Parmi les personnes irradiées, 207 habitaient dans un rayon de 350 mètres de l’usine et les autres étaient des employés de l’usine ou du personnel de secours. (Reuters, 1/2/2000) Le Président de la compagnie (JCO) a annoncé qu’il allait démissionner. (AP, 25/2/2000). Un ouvrier qui avait été gravement irradié est décédé. Masato Shinohara avait 40 ans. Il s’agit du deuxième décès. Le troisième ouvrier gravement touché, Yutaka Yokokawa, a quitté l’hôpital en décembre. (AP, 27/4/2000)
• publié dans l’ACROnique du nucléaire n°52, mars 2001 :
Six anciens cadres et employés de la société JCO ont été arrêtés par la police dans le cadre de l’enquête sur l’accident de Tôkaï-mura il y a un an, le plus grave de l’histoire du nucléaire civil au Japon. Les six hommes sont soupçonnés de négligence professionnelle mais les enquêteurs souhaitent également inculper JCO en tant que société car ils estiment que toute une série de règles de procédure ont été enfreintes. (Reuters, mercredi 11 octobre 2000) Le nombre de personnes irradiées lors de cet accident a été revu officiellement à la hausse. 229 personnes, des chauffeurs, journalistes, des officiels… ont été ajoutés à la liste qui comporte maintenant un total de 667 personnes. (CNIC Report [39] Oct.16 2000)