Paru dans l’ACROnique du nucléaire n° 91 de décembre 2010
Areva est très fière de son activité à l’usine de La Hague : « grâce à notre plateforme industrielle, 96% des matières contenues dans les combustibles usés peuvent être valorisées sous forme de nouveaux combustibles, MOX (mélange d’oxydes d’uranium et de plutonium), ou URE (uranium de recyclage enrichi). » Et d’ajouter que le recyclage permet « une économie d’uranium naturel de l’ordre de 20 à 25% ». Voir par exemple le rapport 2009 d’Areva sur le traitement des combustibles usés provenant de l’étranger disponible en ligne. Au HCTISN, Areva a annoncé 17% d’économie d’uranium. Il y a donc des chiffres pour les experts et des chiffres pour les gogos, pardon, le public…
Comment se fait-il que si l’on recycle 96% de la matière, on ne fait une économie que de 25% maximum ? Plongeons nous donc dans ce que l’industrie nucléaire appelle le « cycle du combustible » pour comprendre.
Le détail des flux de matières à chaque étape du « cycle nucléaire » n’était pas connu, malgré les demandes répétées des associations. Grâce à la diffusion sur Arte d’un film sur l’envoi en Russie d’une partie de l’uranium de retraitement, le sujet a fait polémique et le HCTISN[1] a été saisi. Il a rendu son rapport le 12 juillet 2010. L’ACRO, qui siège au Comité et a participé au Groupe de Travail, n’a pas signé le rapport. Il a été difficile d’arracher des données exhaustives aux exploitants et les chiffres obtenus ne sont pas toujours cohérents entre eux. Les données nouvelles contenues dans ce rapport vont cependant nous permettre, de façon approximative, d’estimer le taux de recyclage de l’industrie nucléaire. Sauf mention contraire, tous les chiffres qui suivent sont tirés de ce rapport disponible sur le site Internet du Comité. Le point de vue de Wise Paris, des associations de protection de l’environnement qui ont participé à ce groupe de travail, est sur notre site Internet.
La chaîne de l’uranium, de la mine à l’entreposage
L’atome d’uranium a essentiellement deux isotopes dans la nature, l’uranium 235 et l’uranium 238. Ils ont les mêmes propriétés chimiques, mais ont une masse légèrement différente. En revanche, le noyau de l’atome a des propriétés différentes : l’uranium 235 fissionne facilement quand il est bombardé par un neutron, mais pas l’uranium 238.
Dans la nature, la proportion entre ces deux isotopes est de 0,7% pour l’uranium 235, le fissible, et 99,3% pour l’uranium 238. Il y a aussi un tout petit peu d’uranium 234 (0,0057%). A l’exception des réacteurs Candu au Canada, qui fonctionnent avec de l’uranium naturel, les réacteurs nucléaires utilisent un combustible qui contient de 3,5% à 5% d’uranium 235. Il faut donc « enrichir » l’uranium naturel : c’est une étape complexe et coûteuse industriellement. Selon le HCTISN, en moyenne sur les trois dernières années, il a fallu 8 100 tonnes d’uranium naturel pour produire 1 033 tonnes de combustible nucléaire. Le reste étant de l’uranium appauvri.
L’uranium appauvri n’est pas considéré comme un déchet, car une petite partie est utilisée comme nous le verrons plus tard et le reste est potentiellement utilisable dans l’avenir si la génération IV des réacteurs nucléaires voit le jour. C’est donc un « stock stratégique ».
Ces chiffres sont cependant à manier avec précaution car, dans ce même rapport, on peut lire qu’en 2008 EDF a importé 8 695 tonnes d’uranium naturel pour son parc. Cela fait 7,3% de plus que la valeur moyenne annoncée. Par ailleurs, en fonction des cours de l’uranium, le processus d’enrichissement sera plus ou moins poussé, comme illustré dans le tableau ci-dessous.
Production de 1000 t d’uranium enrichi à 4% (dont 40 tonnes |
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Quantité d’uranium (dont uranium 235) |
7436 tonnes (52 tonnes 235U) |
8134 tonnes (57 tonnes 235U) |
9002 tonnes (63 tonnes 235U) |
Quantité d’uranium |
6436 tonnes (12 tonnes 235U) |
7134 tonnes (17 tonnes 235U) |
8002 tonnes (24 tonnes 235U) |
Teneur de l’uranium |
0,20% |
0,25% |
0,30% |
Illustration de la possibilité d’arbitrage entre uranium et services d’enrichissement
A la sortie du réacteur, seule une partie de l’uranium 235 contenue dans les combustibles a été consommée : il en reste de l’ordre de 0,8 à 0,9%, c’est-à-dire plus que dans la nature. L’uranium 238, quand il est bombardé par des neutrons, a tendance à se transformer par radioactivité en plutonium, qui lui, peut fissionner plus facilement. Bref, une partie du combustible qui sort des centrales nucléaires est a priori réutilisable. A 96% selon les exploitants. C’est l’objet du retraitement qui a pour but de séparer chimiquement les matières valorisables des déchets ultimes. Certains pays comme la Suède ou les Etats-Unis ont choisi de ne pas retraiter. Tout ce qui sort de leurs centrales constitue donc des déchets ultimes.
Sur les 1 033 tonnes de combustibles neufs qui entrent annuellement dans le parc de réacteurs français, 850 tonnes par an sont retraitées après un séjour de 3 ans en réacteur. Areva en extrait 8,5 tonnes de plutonium et 800 tonnes d’uranium dit de retraitement. Le reste constitue des déchets ultimes. Quant au combustible non retraité, il n’est pas classé dans les déchets car il pourra être retraité un jour.
Avec les 8,5 tonnes de plutonium, mélangées à 91,5 tonnes d’uranium appauvri, ce sont 100 tonnes de combustible MOx qui s’ajoutent aux 1033 tonnes de combustible neuf. Ce combustible de recyclage peut alimenter partiellement 22 réacteurs autorisés en France. Cela correspond en moyenne à 20 recharges par an et produit la même énergie qu’un combustible « classique » contenant 3,7% d’uranium 235.
Sur les 800 tonnes d’uranium de retraitement, 300 sont envoyées en Russie, à Tomsk, pour être réenrichies. Les 500 tonnes restantes viennent s’ajouter tous les ans au « stock stratégique ». La Russie renvoie en France 37 tonnes de combustible par an et garde les 263 tonnes d’uranium appauvri. L’uranium de retraitement réenrichi alimente deux des réacteurs de la centrale de Cruas le long du Rhône.
Le recyclage se limite donc à 100 tonnes de combustible MOx et les 37 tonnes de combustible à base d’uranium de retraitement, qui viennent s’ajouter aux 1 033 tonnes de combustible classique dans les réacteurs. Les combustibles recyclés ne sont pas à nouveau retraités ni recyclés après leur passage en réacteur. Il n’y a donc qu’un tour de recyclage.
Au total, ce sont donc 1 170 tonnes de combustibles usés qui sortent des réacteurs par an. Ainsi, 8,5 tonnes de plutonium plus 37 tonnes d’uranium de retraitement sur 1 170 tonnes de combustible, cela ne fait que 3,9% de recyclage. On est loin des 96% fanfaronnés par l’industrie nucléaire ! Si l’on ajoute l’uranium appauvri, les 137 tonnes de combustible issu du recyclage permettent une économie de 11,7% d’uranium naturel. C’est bien en dessous des 20 à 25% affichés par Areva !
Et encore, ces chiffres correspondent à la meilleure performance de l’industrie nucléaire qui n’a pas voulu remonter plus loin dans le temps. La réutilisation de l’uranium de retraitement n’a commencé qu’en 1994, alors que le retraitement a commencé en 1966. Le recyclage du plutonium était aussi bien moins important dans le passé.
EDF et Areva ont signé un contrat pour le retraitement de 1050 tonnes par an à partir de 2010. Cela devrait conduire, , à une économie de 17% pour l’uranium naturel et un taux de recyclage de ce qui sort des réacteurs de 7,3% si EDF obtient l’autorisation de passer à 4 réacteurs pour l’uranium de retraitement et à 24 pour le MOx. Cette performance ne sera atteinte qu’en allant puiser 75 t par an dans les stocks de combustibles usés non retraités jusqu’à maintenant. Comme il n’y a qu’un tour de recyclage, ces chiffres sont très proches du maximum atteignable avec les technologies du « cycle » actuel.
A titre de comparaison, le Japon, qui a fait retraiter une partie de ses combustibles usés à l’étranger (France et Grande-Bretagne), commence tout juste à brûler du MOx et n’a réutilisé qu’une très petite quantité d’uranium de retraitement. Le gain est quasi nul alors qu’il a investi dans une usine de retraitement qu’il n’arrive pas à faire démarrer.
On peut difficilement parler de « cycle » du combustible… Le mot « chaîne » semble plus approprié.
Chaîne annuelle de l’uranium
8100 tonnes d’uranium naturel→ Enrichissement →
1033 tonnes de combustibles neufs + 7 067 tonnes d’uranium appauvri (UA)
CHAINE ANNUELLE DU COMBUSTIBLE
· 850 tonnes combustibles usés sont retraitées · combustible usé non retraité entreposé. Retraitement des 850 t→ 800 t d’uranium de retraitement + 8,5 t de plutonium + déchets Ces 800 t d’uranium de retraitement → · 500 tonnes matières entreposées (stock stratégique) · 300 t envoyées à Tomsk en Russie→ pour réenrichissement → 263 tonnes d’uranium appauvri, entreposées en Russie → 37 t d’uranium de recyclage enrichi (URE) → Réacteur
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7 067 t d’ d’uranium appauvri (UA) ↓ 91,5 tonnes d’UA + 8,5 t de PU = 100t MOX→ réacteur ↓ Reste 6975,5 t d’UA → Matières entreposées (= stock stratégique)
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Soit un recyclage de 3,9 % au lieu des 96% annoncés et donc une économie d’uranium de 12% !
La perspective d’une génération IV permet de tout justifier
Les matières nucléaires non recyclées, ne sont pas considérées comme déchets, mais comme matières potentiellement valorisables. L’industrie nucléaire parie sur la génération IV des réacteurs nucléaires pour transformer ces matières en trésor qui permettrait d’avoir de l’électricité pendant des millénaires. Mais c’est déjà ce que devait faire Superphénix, avec le succès que l’on sait. A son démarrage, pleine d’espoir dans son avenir, l’industrie nucléaire avait fait miroiter son développement avant l’an 2000. Et ces fameux réacteurs de génération IV sont des réacteurs à neutrons rapides basés sur le même principe que Superphénix. (Voir encadré sur le sujet). Bref, c’est toujours le même message : demain on rase gratis.
Même les autorités sont sceptiques : dans le nouveau Plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR), elles ont demandé aux exploitants de trouver des solutions pour ces matières si la génération IV ne se faisait pas ou partiellement et que ces matières prétendument recyclables devenaient des déchets.
Mais en attendant, les combustibles non retraités, l’uranium de retraitement non utilisé et l’uranium appauvri sont entreposés, en attendant des jours meilleurs. Le devenir de près de 97,8% de l’uranium initial qui sort de la mine est en suspens. Il y a là une autre entourloupe : 97,8% de ce qui sort de la chaîne de l’uranium n’est pas utilisé, mais n’est pas considéré comme déchet ! Et Areva d’affirmer ainsi que les déchets tiennent dans une piscine olympique !
La génération IV sert donc d’abord à justifier le retraitement actuel. Parce que la France s’est enfoncée dans cette voie, elle n’a pas d’autre alternative que le succès de ces réacteurs au risque de perdre son trésor. Un peu comme un joueur qui a trop misé et qui s’enfonce de plus en plus dans l’espoir de récupérer sa mise.
Pourtant, en regardant froidement la situation, il serait préférable de garder les combustibles irradiés en entreposage le temps que la génération IV soit opérationnelle et de ne retraiter que selon le besoin. Les combustibles usés seront alors beaucoup moins radioactifs, ce qui simplifierait leur manutention et diminuerait les rejets radioactifs de l’usine de retraitement de La Hague.
Stocks de « non-déchets » accumulés
A la fin 2008, Areva détenait 22 610 tonnes d’uranium de retraitement, entreposées en majorité au Tricastin et 261 000 tonnes d’uranium appauvri d’origine naturelle. Pour connaître les stocks de combustibles usés non retraités détenus par EDF et entreposés à La Hague, il faut consulter le PNGMDR. Fin 2007, il y en avait près de 13 000 tonnes, dont 11 500 de combustibles classiques.
Le bilan des matières accumulées est compliqué par les échanges internationaux de matière. EDF s’approvisionne en uranium à l’étranger et a recours à 4 enrichisseurs différents pour son combustible. Réciproquement, Areva exporte environ la moitié de l’uranium qu’elle enrichit en France. L’uranium appauvri qui résulte de ces opérations reste la propriété de l’enrichisseur. C’est en particulier le cas pour la partie de l’uranium de retraitement qui est envoyée en Russie pour enrichissement. La loi française interdit le stockage en France de déchets étrangers, mais pas des matières valorisables. Si ces matières sont déclassées en déchet, devront-elles être renvoyées vers leur pays d’origine ? Nous n’avons pas obtenu de réponse.
En conclusion, le HCTISN est un des rares espaces où l’on peut espérer obtenir des informations non disponibles ailleurs. Malheureusement, le rapport sur le « cycle » du combustible est trop monolithique, n’autorisant aucune expression différant de l’orthodoxie officielle. Il n’a pas été possible d’y faire apparaître que moins de 4% de ce qui sort des réacteurs français est recyclé. Le Haut Comité n’a pas souhaité diffuser le rapport complémentaire des associations. C’est regrettable pour une structure qui est supposée être garante de la transparence et de l’information. Mais les chiffres qu’il donne, s’ils sont confirmés, permettent à chacun de faire le bilan du « cycle » du nucléaire.
Pour en savoir plus, vous pouvez consulter :
– le rapport du HCTISN sur http://www.hctisn.fr
– les commentaires des associations sur notre site
– le PNGMDR sur le site de l’ASN : http://asn.fr
Voir informations sur la génération IV
[1] HCTISN : Haut Comité à la Transparence et à l’Information sur la Sûreté Nucléaire, http://www.hctsin.fr