Enquête publique sur la demande d’autorisation d’augmentation de rejets de la centrale nucléaire de Flamanville

Demande d’autorisation ou Demande de CONFUSION de rejets ??

ACRO, communiqué de presse du 12 mars 2007


Le dossier d’enquête publique déposé du 14 février au 17 mars par EDF en mairie de Flamanville et dans les mairies des communes limitrophes demande des autorisations de rejets pour trois scénarios gigognes de fonctionnement du site nucléaire de Flamanville :

– Fonctionnement du site actuel, réacteurs de 1300 MWe n° 1 et 2
– Fonctionnement du site actuel, réacteurs de 1300 MWe n° 1 et 2 avec des nouveaux combustibles dits à haut taux de combustion (HTC), à partir de 2009
– Fonctionnement du site actuel, réacteurs de 1300 MWe n° 1 et 2 chargés en combustibles HTC, plus le réacteur EPR de tête de série « Flamanville 3 » à partir de 2012 (au plus tôt)

La demande simultanée et concomitante d’autorisations de rejets dans les trois situations sert à masquer la demande d’augmentation d’autorisation de rejets liquides de tritium pour les 2 réacteurs actuels de 1300 MWe, comme EDF a été amené  à en faire la demande en 2003 pour les 4 réacteurs de 1300 MWe de Cattenom, ou comme actuellement pour les 2 réacteurs 1300 MWe de Penly.

Les autorisations de rejets radioactifs actuelles avec leur « largesse » par rapport aux rejets potentiels du site en fonctionnement normal sont plutôt des incitations à polluer que des limitations réglementaires visant à la protection de l’environnement.
Ces demandes d’autorisations imbriquées sont effectuées  alors que parmi les radionucléides rejetés par les centrales nucléaires d’EDF, les seuls qui ne font pas l’objet d’un suivi régulier et d’études environnementales annuelles sont le carbone 14 et le tritium,  deux radionucléides qui induiraient à eux seuls 95 % de la dose des populations les plus exposées selon les calculs des experts EDF.

L’exploitant base ses demandes sur la non accumulation du tritium dans la chaîne alimentaire sans prendre en compte que la bioaccumulation du tritium sous sa forme organique constatée par les Anglais auprès de leurs installations nucléaires au moins depuis 1999. Cette bioaccumulation sur les poissons, les mollusques et les crustacés, aussi bien en eau douce qu’en eau de mer, fait l’objet d’études dans l’environnement proche des sites nucléaire en Angleterre et au Canada … pas en France.

Encore une exception culturelle, spécifique au nucléaire français ??

L’ACRO a pu procéder à une étude partielle de ces dossiers d’enquête dans des conditions d’accessibilité (en mairie et en sous-préfecture aux heures ouvrables) qui rendent ce type d’enquêtes purement formelles.

Notre association exprime les demandes fortes suivantes :
que l’exploitant EDF remette gracieusement aux associations de protection de l’environnement qui en font la demande un dossier d’enquête complet (comme d’autres l’ont fait dans un passé récent) et que nous disposions d’un temps d’étude suffisant pour exercer notre action citoyenne ;

  • que la demande d’autorisation de rejets de l’exploitant ne concerne que les réacteurs 1 et 2 actuels et qu’elle n’inclut pas celle du futur EPR qui n’est absolument pas d’actualité en cette année 2007 ;
  • que les niveaux d’autorisation de rejets hors tritium soient revus à la baisse compte tenu de l’écart confortable qui existe avec les rejets effectifs ;
  • qu’aucune augmentation de rejets en Tritium ne soit accordée car, s’il existe un souci concernant ces rejets qui atteignent la limite d’autorisation, des solutions techniques d’entreposage provisoire des effluents les plus actifs doivent permettre une gestion par décroissance partielle sur site ;
  • que l’exploitant engage des études d’impact sanitaire, pour les radionucléides les plus contributeurs à la dose (Tritium et carbone 14), qui reposent sur des mesures effectives dans l’environnement et pas seulement sur une succession de modélisations purement théoriques, comme dans le domaine des rejets chimique.

Le Groupe Radio-écologie Nord Cotentin (GRNC) a proposé (et effectue actuellement) les déterminations environnementales des polluants chimiques rejetés par toutes les installations nucléaires du Nord-Cotentin, pour valider les modèles de calcul d’impact.
Une démarche similaire est hautement souhaitable pour le carbone 14 et le tritium qui représentent à eux seuls 95 % de l’impact théorique des rejets des centrales nucléaires EDF.

Pour plus d’informations, vous pouvez consulter le dossier technique au format pdf ici.

Ancien lien

« Faut-il tout dire pour bien informer ? »

Communiqué de presse ACRO du 3 avril 2007


L’ANDRA (Agence Nationale pour la Gestion des Déchets Radioactifs) organise le 5 avril à Cherbourg Octeville un colloque sur comment « Mieux répondre aux attentes d’information du public ». La principale question posée aux intervenants et re-débattue le soir est : « faut-il tout dire pour bien informer ? ».

L’ANDRA aurait-elle quelque chose à cacher ? Aurait-elle honte de divulguer certaines informations ? Alors que les autorités s’enorgueillent d’avoir fait voter une nouvelle loi sur la « transparence » nucléaire, dont les décrets d’application sont en cours de préparation, cette question en forme d’aveux n’est pas innocente.

Les droits français et européen sont très ambitieux sur ce sujet. La charte de l’environnement, maintenant adossée à la constitution française, impose que « toute personne a le devoir de prendre part à la préservation et à l’amélioration de l’environnement ». Afin de pouvoir exercer ce devoir, « toute personne a le droit, dans les limites définies par la loi, d’accéder aux informations relatives à l’environnement détenues par les autorités publiques et de participer à l’élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l’environnement ». Quant à la convention d’Aarhus, ratifiée en 2002 par la France, elle est beaucoup plus précise et très contraignante sur ce sujet.

Alors que la question primordiale est la mise en pratique de la convention d’Aarhus, malgré les réticences des pouvoirs publics, l’ANDRA remet-elle en cause les bases même de cette démocratie participative appliquée aux questions environnementales ?

Ces nouvelles dispositions, qui ne sont pas dues à une poignée d’« écolos » idéalistes, voire « illuminés », tardent à être appliquées. Ainsi, l’ANCLI a demandé la mise en place d’une Commission Pluraliste et Permanente de Débat sur les déchets et matières radioactifs qui doit accompagner les dix années de recherche prévues par la nouvelle loi sur les déchets. Malheureusement, personne ne veut en entendre parler. On en est encore à se demander si une agence nationale doit tout dire.

Par le passé, l’ANDRA a eu beaucoup de choses à cacher, n’hésitant pas à porter plainte contre l’ACRO quand elle osait divulguer les dysfonctionnements du Centre de Stockage de la Manche. Le fonctionnement à huis clos a permis tous les abus et nous en payons encore aujourd’hui les conséquences. Nos descendants et les générations futures aussi. Mais chut, il ne faut pas leur dire…

Ancien lien

L’ACRO : 20 ans de surveillance citoyenne des installations nucléaires

David Boilley, S!lence n°343, février 2007. La version publiée dans S!lence était un peu plus courte et n’incluait pas les références.


L’ACRO revendique son appartenance au “tiers secteur scientifique” qui se caractérise par la construction de savoirs selon un mode participatif


L’ACRO, Association pour le Contrôle de la Radioactivité dans l’Ouest, a été fondée dans une région fortement nucléarisée, en réponse à la désinformation et à la carence en moyens de contrôle indépendant et fiable de la radioactivité [1]. Ces problèmes locaux ont pris une importance nationale suite à la catastrophe de Tchernobyl qui a fait de tous les Européens des riverains d’une installation nucléaire. La volonté de minimiser l’impact sanitaire des rejets dans l’environnement des installations nucléaires et des retombées de Tchernobyl est apparue comme insupportable à de nombreux citoyens. L’ACRO a donc été créée avec pour but principal de permettre à chacun de s’approprier la surveillance de son environnement au moyen d’un laboratoire d’analyse fiable et performant et de s’immiscer dans un débat technoscientifique par l’accès à l’information. En effet, un discours basé sur un état de conscience, une intuition ou même le simple bon sens ne suffit pas pour être entendu par les décideurs, qu’ils soient technocrates ou élus. C’est pour cela que l’association utilise les mêmes outils scientifiques que la technoscience officielle pour faire avancer le débat.

Les sollicitations spontanées des particuliers sont trop peu nombreuses pour justifier le maintien d’un laboratoire associatif comme l’ACRO. Pourtant, ce qui distingue sa démarche de la surveillance institutionnelle et réglementaire, c’est son travail « avec » la population et non « pour » elle. L’ACRO va donc au-devant des populations pour exercer une surveillance citoyenne des installations nucléaires du Nord-Cotentin et de Haute-Normandie : ce sont les riverains qui organisent et effectuent les prélèvements destinés à être analysés dans le laboratoire. Il ne s’agit pas de remplacer la surveillance officielle, dont les moyens sont beaucoup plus grands, mais de la compléter et de l’aiguillonner. Ce travail de longue haleine a pour but d’arracher aux seuls experts le monopole de la gestion des questions environnementales qui concernent tout le monde, pour en faire un enjeu politique. Les citoyens impliqués dans cette démarche deviennent des vigies qui ont su mettre en évidence de nombreux dysfonctionnements. C’est cette démarche que l’association va étendre à la région de Gravelines et exporte en Biélorussie dans les territoires contaminés par la catastrophe de Tchernobyl [2].

Un fonctionnement associatif

L’ACRO est indépendante politiquement et est entre les mains de ses adhérents par le fonctionnement démocratique inhérent à toute structure associative avec une voix par personne et une limitation des pouvoirs. Alors que de nombreuses associations se contentent de donateurs qui n’ont pas le droit de vote, l’ACRO estime important d’avoir des adhérents qui exercent un contrôle de ses activités. L’association s’est donné comme mission première de tenter de répondre aux préoccupations de la population, ou le plus souvent de ses représentants que sont les associations ou parfois les élus locaux qui nous sollicitent. Ses actions peuvent donc apparaître opportunistes du fait de l’évolution des demandes, mais elle répond toujours à celles-ci avec rigueur scientifique et transparence.

L’ACRO revendique son appartenance au « tiers secteur scientifique [3] » qui se caractérise par la construction de savoirs selon un mode participatif, au sens où la division du travail entre experts et “profanes” (usagers des savoirs) et le rapport de délégation cèdent la place à un rapport de dialogue et de co-production des connaissances et des innovations. Le public du tiers secteur scientifique se distingue donc du public passif de la vulgarisation scientifique. Des clubs d’astronomie, des groupes ornithologiques ou autres sociétés naturalistes ont aussi montré la fertilité d’une alliance entre spécialistes et profanes. Mais dès qu’il y a un enjeu technoscientifique, le partage du savoir ne va plus de soi. Les craintes des citoyens ne seraient que des comportements pathologiques dus à l’irrationalité ou à un déficit de communication, voire les deux. Un tel jugement fait fi du fait que la population est de plus en plus éduquée et que le tiers secteur scientifique a souvent atteint un degré de connaissance qui dépasse largement celui des décideurs.

Cette situation est typiquement française : dans d’autres pays, des structures associant profanes et scientifiques sont parfois plus institutionnalisées. C’est le cas des boutiques de science en Hollande ou des ARUC (Alliances de Recherche Université-Citoyens) au Canada. Dans ces structures universitaires, des scientifiques consacrent une partie de leur temps de recherche à des missions d’expertise ou de recherche sollicitées par les citoyens. En France, l’expertise citoyenne passe par le milieu associatif et doit constamment faire ses preuves. Vingt ans après sa création, l’ACRO est encore présente, ce qui représente une prouesse permanente. En effet, il est impossible de dire si les finances permettront à l’association d’exister dans 6 mois. La gestion au jour le jour occupe une grande part de l’activité.

Difficile indépendance

Pour pouvoir fonctionner, l’ACRO fait, entre autres, appel à des soutiens financiers publics car un laboratoire incontestable avec cinq permanents compétents coûte cher, même si ceux-ci ne sont pas rétribués à leur juste valeur. Les ressources sont diversifiées afin de maintenir une indépendance et sont toujours insuffisantes. Outre une trentaine de mairies qui subventionnent (parfois symboliquement) sans contrepartie, la plupart des soutiens sont liés à un ou plusieurs contrats d’étude particuliers où, souvent, un co-financement est exigé. La motivation des bailleurs est variée : certains élus ou une CLI (Commission Locale d’Information) préfèrent l’ACRO en se disant que les résultats ne seront pas contestés par la population ; certaines administrations sont plutôt attirées par le coût des analyses (comme pour le radon) ; d’autres, comme le Ministère de l’Environnement, voient dans son action une mission de service public qu’ils veulent soutenir. Ces financements ne sont pas pérennes et doivent être régulièrement renégociés. Surtout, ils ne suffisent pas à couvrir tous les coûts engendrés par l’activité associative : sans un engagement bénévole important, il y a longtemps que l’ACRO aurait cessé d’exister. Mais c’est aussi cette dimension citoyenne qui fait peur aux pouvoirs publics. Le soutien est donc réduit au strict minimum. Le laboratoire effectue des analyses pour des particuliers (moins d’une dizaine par an, hélas) et des associations et des études pour des associations ou des collectivités locales. Ce travail permet de faire fonctionner le laboratoire, de financer la surveillance citoyenne des installations nucléaires, d’accroître les compétences et surtout d’aller investiguer des zones qui échappent aux contrôles officiels.

Obligation de transprence

Toutes les études font l’objet d’un article dans « l’ACROnique du nucléaire » et/ou sont mises en ligne sur Internet : https://www.acro.eu.org. L’ACRO est intransigeante sur le respect de ces conditions de diffusion, ce qui lui vaut parfois de perdre des contrats. De plus, elle ne travaille pas pour les exploitants nucléaires. L’information, et non la communication, occupe également une part importante de son activité. L’enjeu est de rendre ses travaux accessibles à tous et de vulgariser les débats techno-scientifiques liés au nucléaire afin de permettre à chacun de s’approprier les problèmes, sans subir les termes dans lesquels ils sont généralement posés. Cela signifie une argumentation solide qui dépasse les simples slogans, même si cela n’est pas médiatique. Pour que la réflexion prime sur les schémas de pensée pré-établis, l’association ne se revendique pas comme antinucléaire (ni pro-nucléaire…). C’est un atout primordial qui sert la crédibilité de l’information délivrée, mais est parfois mal perçu. Ainsi, le citoyen doit pouvoir se faire sa propre opinion et décider de son avenir, de l’avenir de ses enfants en connaissance de cause.

Les sollicitations pour des interventions publiques sont nombreuses de la part d’autres associations ou collectifs, du milieu scolaire, mais aussi des pouvoirs publics. Dans ce dernier cas, il n’est pas toujours facile de savoir, a priori, si l’invitation sert à donner une apparence démocratique à un débat ou s’il y a une réelle volonté d’entendre un son de cloche différent. D’autant plus que c’est souvent les deux ! Mais dans tous les cas, il apparaît important d’apporter un autre point de vue à une audience qui parfois peut déboucher sur des prises de décision. Il en est de même pour les articles écrits dans des revues officielles. D’une manière plus large, l’ACRO accepte les gestes d’ouverture des autorités en participant à de nombreuses instances de concertation. Cette prise en compte du tiers-secteur scientifique est encore nouvelle en France et l’ACRO a fait le choix d’expérimenter les procédures de consultation. C’est un travail difficile et délicat, qui comporte des risques d’erreur et celui d’être critiqué. Cette démarche lui a valu de nombreuses attaques du milieu associatif [4]. Il est vrai que toutes les structures officielles sont là pour accompagner des installations nucléaires en place ou ayant un travail rétrospectif à faire. Comme souvent pour les activités à risque, la justification même de l’activité ne peut y être débattue.  Penser que l’on peut obtenir d’elles la remise en question du nucléaire serait très naïf.

Cette démarche participative, rejetée par d’autres associations, n’est pas systématique. Chaque sollicitation est traitée au cas par cas et entre dans le cadre d’une charte votée en AG [5]. Sans être dupe de la volonté gouvernementale, l’ACRO pense que les rares gestes d’ouverture de certaines administrations en faveur d’une prise en compte des questions de la population méritent d’être soutenus. Bien sûr, les instances de concertation ne sont pas toutes utiles. Certaines CLI ronronnent alors que l’Association Nationale des CLI a ouvert des brèches intéressantes. On peut aussi citer le cas de la commission Tchernobyl présidée par le Pr. Aurengo au fonctionnement catastrophique, mais où la participation associative a permis un enterrement du rapport final. En revanche, la participation au Groupe Radio-écologie Nord-Cotentin [6] a été plus profitable. Outre le fait que toutes les mesures réglementaires dans l’environnement et les modèles d’impact sanitaire sont devenus publics, ces travaux ont conduit à une réévaluation des autorisations de rejet pour Cogéma-La-Hague qui sont devenues beaucoup plus précises et contraignantes. L’ACRO a acquis au sein de ce groupe des compétences nouvelles qui lui ont permis de mettre en évidence que la Cogéma a sous-estimé d’un facteur 1 000 ses rejets en ruthénium radioactif lors des incidents de 2001 [7].

Les relations avec le milieu de la recherche fondamentale sont d’un autre ordre. Tout comme au GSIEN [8] dont l’ACRO est très proche, les universitaires qui s’investissent ou soutiennent l’association le font de manière privée. Certains ont un engagement notoire et connu de tous. D’autres apportent leurs compétences de façon plus ponctuelle quand ils sont sollicités. A notre connaissance, aucun n’a subi de pressions professionnelles.

Nombreuses embûches

Il est trop long de passer en revue tous les succès et les échecs de l’ACRO. Les embûches ont été nombreuses en 20 ans d’existence. Les membres les plus anciens se rappellent de la Cogéma affirmant dans les médias que l’ACRO multiplie tous ses résultats par 10 pour se mettre en valeur ou du Ministère des Affaires sociales (dont dépendait le SCPRI du Pr. Pellerin) empêchant l’affectation d’un objecteur de conscience… Ou encore de l’ANDRA portant plainte contre l’ACRO et deux de ses membres. Le principal exploit est donc sûrement d’avoir réussi à exister aussi longtemps et d’être devenu un acteur crédible qui traite aussi bien avec les institutions qu’avec Greenpeace. Plus personne ne conteste ses mesures, seulement l’interprétation qui en est faite et la dernière étude réalisée pour le compte de Greenpeace a eu un impact international important. D’un point de vue environnemental, on peut mettre au crédit de l’association le fait d’avoir joué un rôle majeur dans la réduction des rejets de l’usine Cogéma de La Hague ou d’avoir révélé les nombreux dysfonctionnements du centre de stockage de la Manche. Plus ponctuellement, l’association a révélé une contamination anormale par du radium du site de l’ancienne usine Bayard qui fabriquait des réveils luminescents à St Nicolas d’Aliermont en Haute-Normandie. C’est grâce à cette affaire que les seuils de décontamination des sites contaminés ont été révisés.

En participant aux débats et en faisant pression sur les politiques, les associations impliquées ont réussi à obtenir que la loi sur les déchets radioactifs inclue toutes les matières radioactives, que le site de Bure ne soit pas transformé en un centre de stockage par un simple décret comme le prévoyait le gouvernement… Mais, malheureusement, l’enfouissement des déchets et le retraitement des combustibles irradiés restent la solution de référence. Cela fait partie des principaux regrets de l’association, avec le chantier du réacteur EPR, la prolifération nucléaire, l’oubli et le déni dont sont victimes les populations vivant dans les territoires contaminés par Tchernobyl… A ces défis pour lesquels personne n’a la solution, des défis propres viennent s’ajouter : élargir ses capacités de mesure, augmenter le nombre d’adhérents pour peser plus sur les pouvoirs publics et stabiliser sa situation financière.

C’est malheureusement un classique de nos sociétés de surabondance que d’entretenir le sentiment de rareté et de guerre, maintenant économique, pour maintenir un statu quo. Alors que la richesse atteinte permettrait à tous de mener une vie harmonieuse avec une organisation sociale différente, les défis écologiques imposent de mener une vie plus sobre, mais plus épanouie, car libérée de nombreuses peurs. Or, il n’est question que de « parts de marché à conquérir », « retard français » ou « maintien de notre avance dans la compétition internationale » entraînant une surproduction et un gaspillage. En face, de nombreuses associations de protection de l’environnement raisonnent en service public de l’énergie pour satisfaire les besoins primordiaux de l’humanité. L’incompréhension est totale. Au-delà de l’EPR et du nucléaire, et même du défi énergétique, la question est de savoir « comment récuser la fuite en avant insensée qui voit […] la science soumise à la technique, la technique au marché et le marché à la volonté de puissance de ces nouveaux maîtres du monde incapables de maîtriser leur propre maîtrise ? » [9]

« Changer de vie et changer la vie » [9] passe aussi par le refus des logiques guerrières et identitaires de nos sociétés, et malheureusement aussi parfois du mouvement altermondialiste et antinucléaire. C’est un chemin qui n’est pas balisé. Mais c’est par la pratique que l’ACRO bâtit une démarche originale pour apprendre à vivre dans une société du risque en transformant en enjeu politique et citoyen des problèmes posés en termes uniquement technoscientifiques. Ce n’est qu’un petit pas vers plus de démocratie participative. L’engagement du citoyen dans la vie de la société revêt diverses formes qui peuvent être syndicale, politique, associative. Toutes ont des atouts et des limites. Une société démocratique implique une (bio)diversité des approches et des actions.

 


[1] Lire Sezin Topçu, ACRO : vingt ans de combat pour une expertise citoyenne, ACROnique du nucléaire n°75, décembre 2006.

[2] Lire Les silences de Tchernobyl, Autrement, 2006

[3] Lire David Boilley et Claudia Neubauer, Le tiers secteur scientifique, in Dictionnaire des risques, Armand Colin, nouvelle édition à paraître.

[4] L’ACRO a répondu systématiquement à ces critiques.

[5] La charte est ici. Lire le dossier de l’ACROnique du nucléaire n°73, juin 2006 : Nucléaire et concertation publique.

[6] Lire Yves Miserey et Patricia Pellegrini, Le Groupe Radioécologie Nord-Cotentin : l’expertise pratique en question. L’impact des rejets radioactifs dans le Nord-Cotentin sur les risques de leucémies, La Documentation française, janvier 2007

[7] Tous les détails de cette affaire sont ici.

[8] GSIEN : Groupement des Scientifiques pour l’Information sur l’Energie Nucléaire, 2 rue François Villon, 91400 Orsay.

[9] P. Viveret, Pourquoi cela ne va pas plus mal ?, Fayard 2005.

Ancien lien

Résultats de la surveillance du littoral et des rivières normands 2005

ACROnique du nucléaire n°76, mars 2007

RESULTATS 2005 DE LA SURVEILLANCE DES NIVEAUX DE LA RADIOACTIVITE ARTIFICIELLE D’ECOSYSTEMES AQUATIQUES APPARTENANT AU BASSIN SEINE-NORMANDIE

Avis de l’ACRO et du GSIEN sur le rapport annuel de surveillance de l’environnement, année 2005, présenté par Cogéma la Hague

Repris dans l’ACROnique du nucléaire n°76, mars 2007


Dans le procédé de fonctionnement actuel des usines de retraitement de Cogéma la Hague, quatre radionucléides sont rejetés quasi intégralement, soit sous forme liquide, soit sous forme gazeuse : le tritium, le carbone 14, le krypton 85 et l’iode 129.
Pour trois de ces radionucléides le C-14, le krypton 85 et l’iode 129, des procédés de réduction substantielle des rejets par piégeage sélectif et stockage dans une matrice solide sont disponibles et sont développés industriellement :

–    C-14, rétention totale des rejets liquides et gazeux à l’usine THORP de Sellafield [1] (Grande Bretagne)
–    Kr-85, séparation cryogénique, usines pilotes de Tokay Mura (Japon) et Idaho Falls  (Etats-Unis)
–    I-129, Piégeage, sélection et confinement en matrice solide, procédé développé par le CEA et mis en œuvre par … Cogéma au Japon pour l’usine de retraitement de Rokashomura [2]

L’article 42 de l’arrêté du 10 janvier 2003 autorisant la Cogéma à pratiquer des rejets d’effluents liquides et gazeux stipulait que l’exploitant devait adresser aux ministres de l’industrie, de l’environnement et de la santé, trois ans après la publication du texte (11 janvier 2003), une étude sur la faisabilité de réduction des rejets radioactifs liquides sans augmenter les rejets radioactifs gazeux, et une étude portant sur les dispositions techniques permettant de réduire les rejets gazeux de carbone 14 et d’iodes radioactifs.
Ces études, dont nous ignorons la teneur à ce jour malgré notre demande au représentant de l’autorité de sûreté nucléaire en CSPI du 22 juin 2006, iraient dans le sens des engagements internationaux pris par la France lors de sa signature de la convention OSPAR et dans sa participation à la déclaration de Sintra dont l’objectif est de :
Prévenir la pollution de la zone maritime par les rayonnements ionisants, ceci par des réductions progressives et substantielles des rejets, émissions et pertes de substances radioactives, l’objectif ultime étant d’atteindre des concentrations dans l’environnement qui soient proches des valeurs de fond, pour les substances naturellement radioactives, et proches de zéro , s’il s’agit de substances radioactives artificielles.
Le calendrier de cette stratégie est que d’ici 2020 :
… les rejets, émissions et pertes de substances radioactives soient ramenés à des niveaux où l’excédent des teneurs, par rapport aux teneurs historiques dans le milieu marin, tels que résultant de tels rejets, les émissions et pertes soient proches de zéro.
Cette stratégie sera mise en œuvre :
… même s’il n’existe pas de preuve concluante d’un rapport de cause à effet entre les apports et les effets.

La latitude laissée jusqu’à présent à l’exploitant de rejeter intégralement le tritium, le carbone 14, le krypton 85 et l’iode 129 sans mise en œuvre de procédé de rétention et de stockage en matrice solide, bien que des procédés industriels existent pour trois de ces radionucléides, et l’absence d’informations sur d’éventuelles études sur les réductions de ces rejets au motif  de « secret industriel » , sont en contradiction avec l’arrêté de 2003.

De plus, ce manque de transparence tant sur la réduction des rejets (Tritium, carbone 14 et iode 129) que sur le point des procédés de rétention qu’aurait dû étudier AREVA NC, augure mal du respect  de nos engagements internationaux, à un mois du renouvellement pour quatre ans des autorisations de rejets de Cogéma la Hague.

[1] Options de rejet des effluents des installations nucléaires, Contexte technique et aspects réglementaires, Agence pour l’Energie Nucléaire Organisation de Coopération et de Développement Economique (AEN OCDE) 2003
[2] CPDP déchets, Débat public sur les options générales en matière de gestion des déchets radioactifs de haute activité et de moyenne activité à vie longue, Comptes-rendus des débats, 2006

Ancien lien

L’ACRO: Vingt ans de combat pour une expertise citoyenne

Par Sezin Topçu, Doctorante en histoire des sciences à l’E.H.E.S.S. ACROnique du nucléaire n°75, décembre 2006.

Version PDF


La montée d’un mouvement citoyen face à un « mensonge radioactif »

Les catastrophes frappent d’un seul coup, sans prévenir. L’accident de Tchernobyl, la plus grande catastrophe nucléaire de l’histoire, ne devait pas faire exception à la règle le jour du 26 avril 1986. En France, à la suite de la catastrophe, les autorités chargées de sa gestion réagirent sous l’effet d’une première impulsion : « surtout ne pas inquiéter le public ». Ainsi, les Français n’ont eu longtemps droit qu’à une « information » vague, tardive, et trop « rassurante ». L’information relative aux retombées de la catastrophe en France étant déléguée à un seul organisme, le SCPRI [1], voire à un seul expert, M. Pierre Pellerin, alors directeur de ce service, le centralisme étatique trouvait en 1986 sa meilleure illustration dans la gestion des retombées de l’accident ukranien.

Rappelons que les savoirs et les pouvoirs de décision sur le nucléaire appartiennent, jusqu’au début des années 70, à un nombre réduit d’experts étatiques, issus des Grands Corps et appartenant majoritairement à EDF et au CEA. Compte tenu du centralisme étatique dans ce domaine, il n’est alors pas question d’un quelconque  recours à  une contre-expertise préalable à la prise de décisions. Dans les chambres ministérielles, la conviction commune est que « la France est un trop petit pays pour disposer de plusieurs groupes d’experts. Dans le domaine nucléaire, la compétence se trouve à l’EDF et au CEA et ne se trouve que là » [2], comme le clame au milieu des années 70 l’un des membres de la Commission Consultative pour la Production d’Électricité d’Origine Nucléaire. Une décennie plus tard, un rapport parlementaire sur l’accident de Tchernobyl fait toujours le même constat : « Dans notre pays, l’organisation centralisée du secteur de l’énergie nucléaire fait qu’il est pratiquement impossible de trouver un expert qui ne travaille pas ou qui n’ait pas travaillé pour l’EDF ou pour le CEA [3]. »

En mai 1986, le centralisme du domaine nucléaire semble s’attacher à un « principe de précaution » original au sens où la précaution vise essentiellement à maîtriser la peur et l’inquiétude des populations. C’est cette « peur de la peur du nucléaire », telle qu’elle est formulée par le philosophe J.P. Dupuy [4], qui donne lieu à la montée de la méfiance et de la colère de ceux qu’on soupçonnait d’être envahis par une peur « émotionnelle » et « irrationnelle ».

Effrayés par l’incohérence de l’information officielle, voire par un « mensonge » d’Etat, comme le titrait à l’époque le journal Libération, de nombreux citoyens décident ainsi de prendre l’affaire nucléaire en main. C’est dans ce contexte que l’ACRO voit le jour dans la région normande, région la plus nucléarisée de la France, tout comme la CRIIRAD, créée au sud-est, dans une des régions les plus touchées par l’accident de Tchernobyl.

À l’origine de la mobilisation de l’ACRO se trouvent notamment Pierre Barbey, biologiste à l’Université de Caen, Léon Lemonnier, alors agent de radioprotection au GANIL, et Didier Anger, président du CRILAN (Comité de Réflexion, d’Information et de Lutte Antinucléaires).

Agent de radioprotection à l’usine de la Hague du CEA jusqu’à la fin des années 1970,  Léon Lemonnier entre à l’usine de retraitement de La Hague en 1966 en tant qu’ouvrier. Quelques années plus tard, il devient l’agent chargé de la décontamination. Il découvre en même temps l’activité syndicale au sein de la CFDT. Ainsi, très politisé pendant les évènements de Mai 68, son activité syndicale et son activité de décontaminateur le sensibilisent aux problèmes d’irradiation liés au nucléaire. Les tabous propres au fonctionnement de l’usine dans les années 1970 qu’il définit comme « l’impossibilité même de critiquer la force de frappe » enrichit cette sensibilité. Au milieu des années 70, Léon Lemonnier apporte son témoignage pour le film « Condamnés à réussir » dénonçant les conditions de travail à la Hague. On se souvient encore de lui exprimant en début de film, d’un ton sombre, un ras-le-bol:  « On n’a pas de pouvoir sur notre vie (…) moi, je voulais être agriculteur et je travaille ici. Qui a décidé pour moi ? ». En 1976, à cause de son opposition à la privatisation de l’usine de la Hague, M. Lemonnier sera muté dans un atelier de fabrication des sources de césium pour la médecine, l’atelier ELAN-IIB du CEA qui, du fait de l’arrêt de ses activités en 1973 est alors pratiquement désert, n’ayant aucun personnel, et offrant des conditions techniques et sanitaires insuffisantes. Trois ans après, M. Lemonnier sera de nouveau muté, cette fois-ci au GANIL où il travaille encore en 1986 en tant que radioprotectionniste.

Quant à Pierre Barbey, militant antinucléaire des années 1970, il commence à s’opposer au nucléaire à la suite d’un évènement très précis : dans le cadre de son cursus universitaire au milieu des années 70, un groupe d’étudiants de l’Université de Caen est chargé de faire une étude de terrain sur le massif géologique de Flamanville. Or, à un  moment où l’implantation d’une centrale nucléaire à Flamanville fait l’actualité, les CRS empêchent les étudiants de faire ces recherches de terrain. L’intervention des forces de police marque profondément M. Barbey. Pendant ses années d’étudiant, M. Barbey anime ainsi le Comité Caen du CRILAN. Il fait partie de nombreuses manifestations antinucléaires à Flamanville, à Plogoff ou à la Hague. M. Barbey avait auparavant découvert la lutte antimilitariste au sein même de l’armée. Il sera parmi les premiers signataires de « l’Appel des cents » qui, en 1974, exigeait l’instauration de droits démocratiques dans les casernes. La prison en sera la sanction. Ainsi, la « force de frappe » sera à l’origine non seulement de l’engagement antinucléaire de M. Barbey mais également, pour partie, de son engagement politique.

Au moment où survient l’accident de Tchernobyl, face à l’absence de mesures officielles, Léon Lemonnier installe officieusement dans le jardin de GANIL une balise qui se trouve à sa disposition. Aidé par un technicien du laboratoire de spectrométrie du GANIL, il analyse la radioactivité de quelques produits, notamment le lait, et constate  une hausse de contamination d’environ 70 Bq par kg de lait, une valeur considérable par rapport au niveau normal, même si elle reste au dessous de la norme alors fixée par la Commission Européenne (500 Bq/kg). Afin de signaler cette hausse de contamination, Léon Lemonnier contacte le 9 mai le préfet du Calvados, qui restera silencieux face à cette alerte. Le lendemain, Pierre Pellerin annonce à la télévision ses mesures et indique, contrairement à la semaine précédente, des hausses de contamination de radioactivité dans quelques régions : des niveaux de contamination du lait compris entre 30 et 90 Bq/kg à l’Ouest et variant de 170 à 360 Bq/kg à l’Est et au Sud-Est. Agacé par l’incohérence des informations officielles, Léon Lemonnier décide d’agir et contacte ainsi d’autres personnes déjà sensibilisées aux problèmes du nucléaire.

À l’époque, Léon Lemonnier et Pierre Barbey se connaissent déjà. Non seulement parce que les campus de l’Université de Caen et du laboratoire de GANIL sont quasiment voisins, mais aussi parce qu’ils se rencontraient à l’occasion des luttes antinucléaires dans la région au cours des années 1970. En outre, ils se connaissent également grâce au GSIEN (Groupement des Scientifiques pour l’Information sur l’Energie Nucléaire). Si M. Barbey est membre du GSIEN  depuis les années 1980, M. Lemonnier participe, à la même époque, à la rédaction de la  Gazette Nucléaire, organe d’information du GSIEN. Pierre Barbey et Léon Lemonnier alertent rapidement d’autres amis et collègues dont le Professeur Maboux-Stromberg (professeur de physique nucléaire à l’Université de Caen), Madeleine Frérot (professeur retraitée de l’Education Nationale), Jean-Luc Veret et Catherine Bruneau (médecins), Stéphane Cornac (conseiller dans une mutuelle de soins et santé), Pierre Laisné et son père (tous deux commerçants). Parmi ce groupe, une partie des personnes découvre le militantisme pour la première fois en 1986 alors que d’autres l’ont déjà expérimenté au sein des groupes tels que le Mouvement contre l’Armement Atomique, le CRILAN, le Groupe Information  Santé, ou au sein des partis politiques notamment le PS et les Verts.

Une fois le groupe élargi, les premières mesures sur le lait et la terre seront suivies par d’autres. Après M. Lemonnier, M. Maboux-Stromberg met à disposition le matériel de son laboratoire. Ainsi, outre des produits laitiers, des analyses sur les oiseaux sont réalisées, en particulier sur les bécasses. L’idée vient d’un employé du GANIL, chasseur de bécasses et inquiet de leur  éventuelle contamination. On analyse également les lièvres dont le pelage révèle une contamination élevée. Précisons qu’il s’agit, avec ces premières mesures, d’une simple détection de contamination et non d’une analyse experte. Personne ne possède encore les compétences suffisantes pour analyser dans quelle mesure, par exemple, la viande de ces animaux est contaminée et quels effets cela peut induire sur la santé humaine.

Afin de présenter ces diverses mesures, une première réunion publique est tenue à Caen la deuxième semaine du mois de mai. Environ cinq cents personnes y participent, soit cinq fois le nombre attendu. Ce grand intérêt venant d’un public caennais très hétérogène marque les organisateurs et les encourage à continuer. Ne pensait-on pas que la question du nucléaire était tabou dans cette région ? Mais voilà que les choses changent : des personnes d’opinions diverses vis-à-vis du nucléaire, des militants antinucléaires  mais aussi des pro-nucléaires réclamant le nucléaire propre, des extrême-gauchistes, des écologistes, ou des « simples citoyens » alertés par l’attitude officielle s’avèrent déterminés à demander des comptes sur les « vraies » retombées de la catastrophe en France. Les associations environnementales et écologistes actives localement comme le GRAPE (Groupe régional d’action pour la protection de l’environnement) ou le CRILAN expriment leur solidarité avec la mobilisation. La méfiance vis-à-vis des autorités ne cesse de croître. Ainsi, sur la proposition de Didier Anger, un nom est rapidement désigné pour la mobilisation : Comité Tchernobyl-Flamanville.

Parce que la catastrophe de Tchernobyl a montré, très peu de temps après la mise en fonctionnement (1986) de la centrale de Flamanville, qu’une catastrophe majeure est possible partout, le Comité Tchernobyl-Flamanville vise à reprendre le combat à Flamanville en tirant la sonnette d’alarme avec le slogan suivant: « Aujourd’hui à Tchernobyl, demain à Flamanville (si nous ne réagissons pas) ». D’ailleurs, quelques habitants, regrettant d’avoir vendu leur terre à EDF, rejoignent rapidement le Comité.

De nombreux débats publics et des conférences sont organisés par le Comité Tchernobyl-Flamanville dans les villes et les villages de Normandie (Cherbourg, Lisieux, Caen, Vire, Rouen, Alençon et Sannerville) en mai et juin 1986. On débat alors aussi bien des impacts probables de la catastrophe ukranienne dans l’Hexagone que des problèmes relevant de la gouvernance du nucléaire en France. Comment réagir et se faire entendre pour influer sur la gestion du nucléaire et sur les mécanismes de prises de décisions dans ce domaine? Outre les réunions « bondées » à Caen, environ 300 personnes à Rouen et 350 personnes à Cherbourg suivent les débats. Même à Sannerville qui ne compte pas plus d’un millier d’habitants, plus de cent personnes y participent. La forte demande des populations dans la région persuade les membres du Comité Tchernobyl-Flamanville de la nécessité de créer une structure indépendante d’information sur les vraies retombées de l’accident en France et sur les risques liés au nucléaire. L’Association pour le Contrôle de la Radioactivité à l’Ouest (ACRO) naît de cette ambition en juin 1986.

Création d’un laboratoire associatif: de l’utopie à la réalité

L’existence dans le paysage nucléaire français du laboratoire de l’ACRO peut aujourd’hui paraître comme allant de soi mais ce serait oublier que la montée d’un laboratoire associatif, la construction d’une véritable entreprise de démocratisation de l’expertise dans le pays le plus nucléarisé au monde, n’est ni un jeu de hasard ni un acte banal. L’histoire de l’ACRO face aux puissances institutionnelles, tel David contre Goliath, montre en effet à quel point on a affaire ici à un défi citoyen de la plus haute envergure. L’ACRO, tout comme la CRIIRAD, relève bel et bien d’une exception française.

C’est la raison pour laquelle la décision de  la création du laboratoire de l’ACRO en 1986 n’est pas simple. Elle nécessite une réflexion profonde sur les apports et les risques d’une telle stratégie, en termes matériels, bien sûr, mais aussi en termes de conception d’une forme nouvelle de militantisme à inventer. Comment marier action politique et critique de la science  tout en apportant une légitimité et une durabilité à l’action collective? Comment assurer que celle-ci puisse déboucher sur la constitution d’un réel contre-pouvoir face au nucléaire? Pendant les réunions publiques, les membres du Comité Tchernobyl-Flamanville discutent intensément sur cette question et les moyens à mobiliser pour répondre à la demande d’information du public. Ainsi émergent les premiers désaccords. Si tout le monde s’accorde sur la nécessité de faire des mesures afin de dégager les vraies retombées de l’accident dans la région,  la polémique s’engage sur la façon d’obtenir ces mesures.

En 1986, au sein du Comité, Léon Lemonnier défend, dès le début, la nécessité d’un laboratoire autonome, en dehors de toute instance institutionnelle et universitaire. En tant que décontaminateur à l’usine de la Hague dans les années 1970, Léon Lemonnier aura connu mieux que tout le monde les effets de la radioactivité, même à faible dose, sur  la santé humaine, notamment sur celle des travailleurs du nucléaire. À partir d’une enquête personnelle qu’il a menée en 1982 à l’intérieur de l’usine de la Hague, il s’est déjà rendu compte que la plupart des travailleurs qu’il a connus à l’usine pendant la dizaine d’années précédente souffraient de maladies graves. En 1986, la position de Léon Lemonnier est aussi celle d’une éventuelle victime. Précisons que le radio-protectionniste contractera un cancer quelques années après l’accident de Tchernobyl, cancer qu’il parviendra à faire reconnaître comme une maladie professionnelle à la suite d’une bataille juridique laborieuse. Ainsi, en 1986, l’idée d’un laboratoire indépendant lui paraît primordiale en ce qu’il permettrait d’agir contre les effets sanitaires des faibles doses dont nul ne sait prévoir les conséquences graves à long terme.

Le Professeur Maboux-Stromberg n’est pas partisan de l’idée d’un laboratoire associatif à l’époque. En tant que physicien nucléaire, il préconise l’utilisation  des appareils de son laboratoire. En effet, la critique du physicien porte précisément sur la gestion officielle de la catastrophe en 1986 et non tellement sur le nucléaire proprement dit. Peu de temps après, il déclare d’ailleurs qu’il est plutôt favorable à l’énergie nucléaire « bien maîtrisée », même aux surgénérateurs, ce qui provoque rapidement son départ de l’ACRO.

Au début, Pierre Barbey n’est pas non plus très favorable à l’idée d’un laboratoire, surtout parce que la gestion d’une telle structure par des bénévoles lui paraît très difficile.  « J’avais du mal à l’imaginer », confiera-t-il plus tard. Quant aux autres membres du Comité, notamment  Madeleine Frérot, enseignante, et Catherine Bruneau, médecin, ils soutiennent l’idée d’un laboratoire indépendant. En tant que mères, les femmes sont plus inquiètes vis-à-vis des retombées sanitaires de l’accident et s’avèrent plus déterminées à construire une information sur les dangers réellement encourus. C’est là une divergence qui relève de la dimension socio-culturelle des savoirs liés à l’évaluation des incertitudes et des risques [5].

La polarisation « pour ou contre » un laboratoire indépendant se poursuit plutôt entre MM. Lemonnier et Maboux-Stromberg. Léon Lemonnier s’oppose à utiliser le laboratoire de M. Maboux-Stromberg car il juge que les appareils dans son laboratoire ne sont pas suffisants en l’état et qu’il faut d’abord les rassembler et les tester, ce qui exige un technicien. Si de tels efforts doivent être déployés, pourquoi ne pas se doter directement de son propre matériel? Après presque un mois de polémique, tous les membres du Comité en seront convaincus. En effet, connaissant des techniciens de la firme Camberra (firme qui fabrique de tels appareils) avec laquelle il a eu affaire dans le cadre de son travail, Léon Lemonnier organise au GANIL une journée où il invite un technicien à faire une démonstration de la spectrométrie gamma qu’il faudrait acheter pour fonder le laboratoire. « Ce technicien était très doué pour vanter ce matériel, il a impressionné tout le monde », admettra-t-il plus tard. La décision de la fondation du laboratoire sera ainsi prise suite à cette démonstration du premier matériel nécessaire, coûtant 300 000 francs à l’époque.

Au départ, le laboratoire est un outil pour l’ACRO en vue d’acquérir une autonomie vis-à-vis des universités et des institutions et pour marquer une rupture en apportant une contre-expertise externe aux sphères institutionnelles. L’instrumentation technique doit aussi permettre aux militants de se poser au même niveau que les experts officiels. C’est dans cette perspective que, dès le début, l’association met en avant une identité scientifique en s’attachant à des discours d’ « apolitisme » et d’ « indépendance ». Le laboratoire devait aussi apporter à l’ACRO une durabilité financière à son action grâce à des analyses payantes. Ainsi la part de la vente d’analyses sur le budget total de l’association va de 14,7% en 1988 à 42,9 % en 1990. Mais le laboratoire signifie surtout pour l’ACRO la possibilité d’expérimenter une nouvelle forme de militantisme, celle qui consiste à « surveiller » et à « contrôler ».

Une première vague de mobilisations liées à la construction des contre-pouvoirs dans le domaine dit du nucléaire civil s’effectue au début des années 1970. À la montée des critiques intellectuelles (Ellul, Mumford, Illich, Foucault),  de la critique syndicale (notamment la CFDT) et des mouvements étudiants, s’ajoute la naissance du mouvement écologiste et conjointement celle du mouvement antinucléaire. On voit ainsi se créer divers groupes et journaux comme  Survivre et Vivre, les Amis de la Terre, le Sauvage, Charlie-Hebdo, la Gueule Ouverte, le collectif « Bugey-Cobaye » ou encore le Comité contre la Pollution Atomique à la Hague [6]. Deux milieux, scientifique et syndical, jouent au cours des années 1970 un rôle de porte-parole et de caution scientifique pour le mouvement antinucléaire en lui fournissant des informations et des arguments techniques. Les scientifiques issus du GSIEN, les chercheurs au sein de l’Institut d’Études Juridiques et Économiques à Grenoble ou les ingénieurs et les techniciens de la CFDT « affirment » alors, grâce à leur notoriété, l’existence d’une pollution « anormale », l’éventualité d’un accident, la « défaillance » d’une centrale ou le caractère « erroné » des scénarios officiels de consommation énergétique dans les décennies à venir.

En 1986, l’enjeu n’est plus « d’affirmer », mais d’apporter des preuves tangibles et de marquer le terrain par des actions concrètes afin de dépasser les arguments « faciles à combattre », de montrer le « sérieux » des critiques et de mobiliser le maximum de soutiens. Le temps de la pure contestation est révolu, le mouvement antinucléaire des années 70 s’est soldé, selon un bon nombre des militants, par un échec, les idéaux  écologistes et antinucléaires abstraits ne priment plus dans l’opinion publique et les enjeux de 1986 subissant la forte empreinte de Tchernobyl nécessitent de comprendre et d’aborder autrement les institutions liées au nucléaire. Ainsi dès le départ, l’ACRO s’oriente vers une professionnalisation accrue afin d’apporter des « preuves », de développer une identité légitime et crédible et d’influer sur la gestion officielle du risque nucléaire en y imposant un contrôle citoyen. Elle devient, au cours du temps, le « gendarme » de l’environnement dans la région de la Hague. En contestant les modèles de standardisation de la science officielle, elle rend surtout possible la conduite d’analyses dans des endroits précis, localisés et pas toujours pris en compte par les institutions. Elle met ainsi en oeuvre des savoirs nouveaux liés à la contamination radioactive.

L’ACRO devra cependant attendre presque un an pour obtenir le financement nécessaire à l’installation de son laboratoire. Ses militants commencent dès juin 1986 à faire du porte à porte dans diverses villes et villages de Normandie afin de collecter des adhésions. Un millier d’adhérents soutiennent alors son action et contribuent à l’achat de l’équipement, même si l’association sera obligée de souscrire un prêt bancaire important. Par la suite, il faudra attendre l’an 1993 pour l’acquisition d’un compteur béta, puis l’an 1997 pour l’achat d’une deuxième chaîne de spéctrométrie gamma pour le laboratoire. Par ailleurs, l’ACRO ne pourra louer son propre local qu’en octobre 1987. Jusque là, elle mène une vie nomade, d’abord dans un magasin appartenant à l’un des fondateurs, puis en divers endroits comme la Maison des Syndicats, une ferme en pleine campagne ou encore une salle de la municipalité d’Hérouville qui soutient l’action de l’association. Avec la location du premier local, une ancienne boucherie, le laboratoire indépendant caennais se constitue sur une trentaine de mètres carrés. Une toute petite pièce à l’entrée à gauche est allouée aux travaux de secrétariat ;le laboratoire s’établit dans une deuxième petite pièce à l’arrière, l’ancienne chambre froide. Onze années s’écouleront avant que l’ACRO occupe un local offrant de meilleures conditions.

Quant aux permanents, au bout de trois ans de sa création, l’association sera en mesure d’employer uniquement un salarié pour un tiers du temps standard. Pendant plusieurs années, elle fait appel aux employés contrat-emploi-solidarité ou aux objecteurs de conscience qui contribuent à l’association pour les travaux du secrétariat ou pour la maintenance du laboratoire. C’est d’ailleurs grâce au dispositif d’embauche des objecteurs de conscience que l’ACRO gagne un de ses militants, David Boilley, physicien au GANIL, conseiller scientifique et administrateur de l’association depuis les années 1990. Les bénévoles, scientifiques ou non, jouent en effet un rôle très important dans l’élaboration et la réussite de l’action de l’ACRO. La majorité des fondateurs de l’association suivra avec force leur action pendant de longues années, voire jusqu’à aujourd’hui. Le cercle de militants actifs de l’ACRO s’élargit avec la montée des antennes en Nord-Cotentin, en Haute-Normandie et en Touraine. L’ACRO parvient aussi à se doter rapidement d’un organe d’information, l’ACROnique du Nucléaire dont la publication est assurée depuis son lancement en 1988 par Sibylle Corblet-Aznar, actuellement présidente de l’association. L’ACRO ne sera en mesure d’intégrer des salariés à plein temps qu’à partir de la deuxième moitié des années 1990.

La première embauche à temps plein en 1996 représente pour l’ACRO un moment fort symbolique et émouvant car représentatif du militantisme solidaire de ses membres. Le recrutement de Gilbert Pigrée, chargé d’étude à l’heure actuelle, ne peut en effet voir le jour qu’à deux conditions. Primo, ce sont les adhérents qui se proposent de payer le salaire de M. Pigrée. Secundo, ce dernier accepte, malgré un salaire très modeste, de mettre ses compétences au service de l’ACRO, en s’inscrivant ainsi dans une nouvelle catégorie du travail, celle du « professionnel » bénévole ! C’est dans le même état d’esprit que Mylène Josset, physicienne nucléaire, rejoint le laboratoire de l’ACRO l’année suivante. Ce sont là des éléments de précarité auxquels se confronte le jeune laboratoire de l’ACRO dans son combat pour l’existence. Comment faire vivre un laboratoire indépendant avec des moyens très limités? Comment surtout se faire entendre et se rendre légitime face aux organismes d’expertise officielle qui bénéficient non seulement de gros budgets mais également d’une reconnaissance et d’une notoriété scientifique et publique? Comment briser ainsi le  monopole de parole et d’expertise dans le domaine nucléaire?

Expertise citoyenne de l’ACRO

Vingt ans après, le laboratoire de l’ACRO aurait bien pu disparaître : son existence était fragile parce que menacée. L’acquisition surtout d’une reconnaissance et d’une légitimité a nécessité la traversée de bien des déserts. L’association a aussi affronté plusieurs tentatives d’intimidation. Pour n’en donner que deux exemples, en 1996, l’ANDRA porte plainte contre l’ACRO pour avoir rendu public un document interne de l’organisme, document révélant la présence massive du plutonium sur le Centre de Stockage de la Manche. Autre cas d’intimidation : en 1998, l’IUT de Cherbourg censure les rencontres ACRO programmées à Octeville sur le thème « Nucléaire et Démocratie ». L’association a aussi vécu à plusieurs reprises des moments douloureux en termes financiers.

Après sa création, le laboratoire indépendant de l’ACRO devra attendre près de cinq ans pour faire valoir officiellement ses mesures. En 1991, l’ACRO révèle une élévation anormale des taux de césium dans les sédiments de la Sainte Hélène (une petite rivière qui prend sa source sur un plateau à côté du site de la Hague et du Centre de Stockage de la Manche). La Cogéma réfute d’abord cet argument et accuse l’association de « multiplier par dix ses mesures afin de faire sa propre publicité » [7]. Pour montrer le bien fondé de ses analyses, l’ACRO milite pour qu’une comparaison entre laboratoires s’effectue. Une confrontation des mesures de l’ACRO avec celles de deux laboratoires officiels, le Laboratoire Départemental d’Analyse de la Manche et le SPR-Cogéma, révèle la pertinence du travail de l’ACRO et apporte une reconnaissance officielle au laboratoire. Ironie du sort, le SCPRI, toujours dirigé pendant cette période par M. Pellerin, s’abstient, sans motif, de cette procédure comparative entre laboratoires.

Au début des années 90, l’ACRO commence aussi à se réjouir d’une reconnaissance publique de son action. Une enquête réalisée en 1990 par la Commission d’information de la Hague auprès des médecins et s’interrogeant sur les sources d’information jugées « intéressantes » ou « très intéressantes » montre que l’ACRO vient au premier rang (73,5 %) bien au delà des organismes officiels (SCPRI, 55 %, exploitants, 34,3 %, ministère de l’Industrie, 29,3%). L’ACRO parvient également à prendre part progressivement dans les commissions locales d’information (CSPI de la Hague dès 1987, CLI de Paluel-Penly dès 1991, Commission de surveillance du Centre de Stockage de la Manche depuis 1996…) ou les comités dits d’expertises pluralistes, encore réduits en nombre.

L’ACRO développe sa compétence au fil du temps, malgré l’absence de moyens financiers suffisants. Outre les subventions d’une trentaine de mairies et les adhésions,  le laboratoire finance son fonctionnement grâce à des analyses commandées par des collectivités locales, des groupes écologistes comme Greenpeace ou des particuliers. Ces prestations de services permettent surtout à l’association de diversifier ses champs de compétence. Si, au départ, le laboratoire de l’ACRO ne peut détecter que les radionucléides émetteurs gamma à moyenne et forte énergie, aujourd’hui il est équipé pour mesurer la teneur en tritium des eaux ou celle du strontium 90 dans le lait. Il peut repérer la concentration des émetteurs à basse énergie (américium 241, iode 129) ou celle du radon dans l’air. Mais le travail de l’ACRO dépasse la surveillance et la mesure routinières. Pour faire parler les chiffres, l’association dispose d’une connaissance accrue du terrain et des modes de vie de la région ce qui constitue  en effet le grand atout de son action. Ses membres se vantent par exemple de connaître par cœur chaque parcelle autour de l’usine de la Hague !

En effet, il ne s’agit pas tellement pour l’ACRO d’être le porte parole scientifique des citoyens mais plutôt de leur proposer un outil (un « laboratoire indépendant ») pour agir. Si la science officielle a très souvent tendance à ignorer l’apport des savoirs locaux [8], l’ACRO prend cette tendance à contre-pied. Convaincue que l’évaluation des problèmes liés au risque nucléaire nécessite la sensibilisation et la participation du plus grand nombre des citoyens, l’ACRO réalise son travail sur le terrain souvent en partenariat avec les populations locales [9]. A titre d’exemple, une trentaine de bénévoles organise et effectue autour de l’usine de la Hague les prélèvements à analyser en laboratoire. En effet, ceux qui participent à la surveillance d’un site comme celui de la Hague sont en général ceux qui y habitent et qui se sentent directement concernés par les problèmes dans la « presqu’île au nucléaire » [10]. C’est là la mise en pratique d’une « expertise citoyenne » qui va au delà d’une simple contre-expertise technique. Elle implique une réelle capacité et une volonté des citoyens de s’approprier des problèmes posés par les sciences afin de politiser les enjeux qui en relèvent, revendiquer leur maîtrise ou dénoncer éventuellement l’impossibilité d’une telle maîtrise.

L’action de l’ACRO, à côté de celle d’autres groupes de citoyens, a contribué à perturber la gestion officielle du nucléaire et à briser le monopole de l’expertise dans ce domaine. Avec la montée des alertes, des affaires et des controverses, les efforts de transparence se sont multipliées dans la sphère officielle même si l’information et la transparence sont parfois considérées comme de simples outils de communication. Certains organismes de contrôle et de prévention des risques sont également amenés à acquérir une relative indépendance vis-à-vis des exploitants. Dans la région de la Hague, les autorisations de rejets dans l’environnement sont aujourd’hui plus contraignantes grâce notamment aux suivis réguliers et au lobbying de l’ACRO. En 1993, dans le cadre d’une étude commandée par les Verts de Haute Normandie, l’ACRO a révélé une contamination anormale par du radium (allant jusqu’à 8500 fois  le taux normal) du site de l’ancienne usine Bayard de fabrication des aiguilles de réveil à Saint-Nicolas-d’Aliermont. C’est grâce à « l’affaire Saint-Nicolas-d’Aliermont » que les seuils de décontamination des anciens terrains ont été révisés.

Enfin, l’ACRO n’est pas uniquement un laboratoire de recherche et d’expertise sur la radioactivité. Elle est aussi un laboratoire d’expérimentation des formes nouvelles de « gouvernance » du nucléaire qui vont de l’information à la transparence, à l’expertise pluraliste et enfin à la participation du public.

Face à une crise de légitimité des institutions politico-industrielles, depuis les deux dernières décennies notamment, la façon dont les décideurs politiques, les managers industriels ou leurs experts en communication gèrent la critique sociale portée sur les choix scientifiques et techniques a subi des changements considérables dans la mesure où «le public anonyme, constitué d’individus à la psychologie primaire, a cédé la place à des groupes différenciés, capables de prendre la parole en dehors des enquêtes d’opinion et de développer des argumentaires construits » [11]. La stratégie de communication des risques exclusivement focalisée sur la perception du risque par le public a cédé la place, aussi  bien en France qu’en Europe, à une démarche qui met en avant la nécessité du «dialogue »  et de la «participation du public ». En témoignent les nouvelles réglementations relatives à l’information et la participation du public, la création en France d’une commission nationale du débat public (loi Barnier de 1995), l’adoption en juin 1998 de la convention d’Aarhus par la CEE ainsi que la multiplication des auditions publiques, des jurys de citoyens ou des conférences de consensus.

Bien que les tentatives restent relativement timides par rapport aux autres domaines (génie génétique, transports, urbanisme..), le domaine nucléaire n’est pas épargnée par la tendance préconisant la participation. On parle ainsi de la nécessité d’une «gouvernance inclusive »  et d’une « culture  partagée de gouvernance du risque » , concepts qui renvoient directement aux constats du sociologue Ulrich Beck : il ne s’agit plus seulement d’un partage du bien mais aussi d’un partage (de la gestion) du mal, et conjointement, celui des responsabilités [12]. Ce sont là de nouveaux modes de gestion des risques, de nouveaux langages de «bonne gouvernance» qui se donnent pour mission de renforcer le pouvoir donné aux individus et aux parties prenantes. Ainsi des «débats publics» ont récemment été organisés (2005-2006) sur l’EPR, sur les déchets nucléaires et sur l’ITER [13].

Si les institutions et les acteurs qui pilotent ces nouvelles démarches sont complexes et hétérogènes, les volontés d’ouverture et de dialogue exprimées par ceux-ci le sont également. Diverses lacunes associées aux nouveaux dispositifs de participation montrent qu’un changement radical en faveur d’une démocratisation des choix techno-scientifiques ne s’opère pas rapidement et que cela nécessite une mutation plus profonde des visions de la science portées par les milieux scientifiques et la sphère politico-industrielle, sinon une « révolution culturelle » des sciences. Néanmoins, il est indéniable que certains responsables font preuve d’une réelle ouverture et d’une « bonne foi » comme l’a montré par exemple tout récemment la position du président de la Commission Particulière du Débat Public sur les déchets [14]. On est donc face à un contexte techno-politique qui ne peut être qualifié ni de purement technocratique, ni de purement démocratique. N’est-ce pas là un grand paradoxe de nos démocraties actuelles? Il serait naïf dans ce contexte de croire que la participation du public signifie d’office la démocratisation sans condition des sciences tout comme  il serait irréaliste de prétendre que toute tentative d’ouverture et de dialogue serait  une langue de bois,  une récupération des actions citoyennes, voire un complot.

Naturellement donc, l’appréciation des démarches participatives par les différents membres du milieu associatif  est très variable. Certains refusent frontalement toute  participation de  crainte de servir de caution à des décisions déjà prises ou par opposition tout simplement à des règles prédéfinies des débats. Certains autres, comme l’ACRO, préfèrent traiter cas par cas les initiatives de participation pouvant déboucher sur une décision, sans pour autant se faire d’« illusions ». Les éléments de contradiction mentionnés ci-dessous poussent d’ailleurs les associations à la vigilance. C’est ainsi que l’ACRO a rédigé tout récemment une « charte » de démarche participative définissant les aspects éthiques de la participation. Les deux démarches opposées d’acceptation ou de refus de participation semblent en effet toutes les deux légitimes selon le contexte. Elles doivent être considérées comme étant complémentaires dans la mesure où la force d’un mouvement de contre-pouvoir repose en grande partie sur la diversité des formes d’action des groupes militants qui le constituent, comme le montre bien l’exemple des militants du traitement du sida en France [15].

Pour l’ACRO, la participation aux instances officielles permet non seulement de mieux mesurer le but réel des tentatives d’ouverture envers les citoyens mais également d’avoir accès aux documents non publics et d’accroître ses compétences en observant de près les méthodes de travail des experts officiels. Ainsi, d’un côté, l’association a pu constater de l’intérieur le peu de volonté envers l’ouverture et la transparence de certains dispositifs comme la Commission de surveillance du Centre de Stockage de la Manche ou la Commission « Tchernobyl » (mise en place en 2004 afin d’évaluer l’impact réel de la catastrophe en France). D’un autre côté, elle a pu bénéficier de l’ouverture du Groupe Radioécologie Nord Cotentin, comité pluraliste d’expertise mis en place en 1998 afin d’évaluer l’augmentation des cas de leucémie à proximité de la Hague. Le fait que les mesures réglementaires dans l’environnement ainsi que les modèles d’impact sanitaire soient rendus publics au cours du travail de ce comité a permis à l’ACRO de développer ses capacités d’expertise concernant, par exemple, les systèmes de contrôle de la Cogéma. C’est ainsi que le laboratoire indépendant a pu révéler lors des incidents de 2001 une sous-estimation d’un facteur 1000 des rejets du ruthénium radioactif par l’usine de retraitement de la Hague.
Au bout de vingt ans d’existence, contre vents et marées et en dépit des difficultés et des contradictions auxquelles l’association doit faire face, le cas de l’ACRO témoigne des apports incontestables et inestimables d’un militantisme qui s’attache à la démocratisation des formes d’expertises et de gouvernance dans le domaine nucléaire en France.

Remerciements

Cet article s’appuie sur une série d’entretiens réalisés entre 2003 et 2006 avec plusieurs membres de l’ACRO ainsi que sur les publications et les archives de l’association. Je remercie Jean-Claude Autret, Pierre Barbey, David Boilley, Catherine Bruneau, Sibylle Corblet-Aznar, Madeleine Frérot, Mylène Josset, Léon Lemonnier, Gilbert Pigrée du temps qu’ils m’ont accordé. Je remercie également l’ACRO de son accueil chaleureux qui a permis mon travail d’archives.


[1] Service Central de Protection contre les Rayonnements Ionisants.

[2] La citation de l’entretien réalisé en 1976 avec un des membres de la Commission Péon est reprise de P. Simonnot, Les nucléocrates, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1978, p.51.

[3] OPECST, « Les conséquences de l’accident de Tchernobyl et la sûreté des installations nucléaires », Rapport n° 1156, 1987-1988, p. 16, cité par C. Restier-Melleray, «Experts et expertise scientifique. Le cas de la France », Revue Française de Science Politique, 40, 4, 1990, p. 546-585, p. 565

[4] J.-P. Dupuy, Retour de Tchernobyl. Journal d’un homme en colère, Paris, Seuil, 2006

[5] Sur cette question, voir par exemple l’analyse de R. Paine, “Chernobyl reaches Norway : the accident, science and the threat to cultural knowledge”, Public Understanding of Science, 1, 1992, p. 261-280.

[6] Voir, entre autres, A. Touraine, Z. Hegedus, F. Dubet, M. Wievorka, La prophétie antinucléaire, Paris, Seuil, 1980.

[7] D. Boilley, « Etat de l’environnement dans la Hague », Silence, 197, novembre 1995

[8] B. Wynne, “Misunderstood Misunderstandings: Social Identities and the Public Uptake of Science,” in IRWIN (A.), WYNNE (B.) (ed.), Misunderstanding Science? The Public Reconstruction of Science and Technology, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p.19-46.

[9] Voir notamment J.C. Autret, « Quand l’accident engendre une prise de conscience citoyenne », G. Grandazzi, F. Lemarchand (dir.), Les silences de Tchernobyl, Paris, Autrement, 2004, pp. 202-210.

[10] F. Zonabend, La presqu’île au nucléaire, Paris, Ed. Odile Jacob, 1989

[11] M. Callon, P. Lascoumes, Y. Barthe, 2001, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, 2001, p. 45-46.

[12] U. Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Flammarion, 2001

[13] Pour une critique du débat sur l’EPR, voir : J. Testart, S. Orru, « Le débat sur le réacteur EPR est un fiasco », Politis, 2 mars 2006.

[14] Voir par exemple: Commission Nationale du Débat Public, «Compte rendu du débat public sur les options générales en matière de gestion des déchets radioactifs de haute activité et de moyenne activité à vie longue », 27 janvier 2006

[15] J. Barbot, Les malades en mouvements, Paris, Editions Balland, 2002

Ancien lien

L’ACRO ne participera pas à l’enquête publique sur l’EPR

Communiqué de l’ACRO du 15 juin 2006


En ratifiant en 2002 la convention d’Aarhus, la France s’est engagée à permettre la participation du public aux décisions touchant à l’environnement et surtout à respecter son article 8 qui stipule que « les résultats de la participation du public sont pris en considération dans toute la mesure du possible ». Le projet d’EPR a fait depuis l’objet de deux consultations, l’une à la demande du gouvernement en 2003 et l’autre à la demande d’EdF plus récemment.

Les trois sages chargés de piloter le Débat National sur l’énergie de 2003 avaient conclu : « qu’il est difficile, […] de se faire une opinion claire sur son degré de nécessité et d’urgence. […] En définitive, la question du nucléaire ne peut être tranchée sans des compléments d’études allant au-delà des éléments fournis lors du Débat National. » Et l’un des sages, le sociologue Edgar Morin a, dans ce même rapport, clairement tranché : « Les centrales actuelles ne devenant obsolètes qu’en 2020, il semble inutile de décider d’une nouvelle centrale EPR avant 2010 [car rien] ne permet pas d’être assuré qu’EPR, conçu dans les années quatre-vingt, serait la filière d’avenir. » Cela n’avait pas empêché les élus de voter la loi sur l’énergie du 15 juillet 2005 donnant un feu vert au projet, sans tenir compte du deuxième débat qui a débuté à l’automne 2005.

La Commission Particulière de Débat Public a conclut dans son compte-rendu que « d’une façon générale les raisons, invoquées par le maître d’ouvrage, de réaliser l’EPR, impérieuses selon lui ont été faiblement éclaircies et justifiées ».

EdF n’a depuis, apporté aucune précision nouvelle permettant de justifier sa décision de poursuivre son projet.

La contribution majeure de ce deuxième débat public aura été de faire des propositions concrètes de réforme autour du secret et de l’accès à l’information. Rien dans la loi sur la transparence, récemment votée, ni dans les réactions des autorités ne répond à la problématique. Au contraire, avec l’enquête publique qui démarre aujourd’hui, c’est un passage en force au cœur de l’été avec un accès contrôlé aux dossiers qui est proposé en guise de réponse.

Rappelons aussi que les risques spécifiques liés aux radiations ionisantes, pour lesquelles il est reconnu internationalement qu’il n’y a pas de seuil d’innocuité, ont aussi un nouveau cadre réglementaire. Le Code de la Santé Publique stipule le principe de justification institué par la CIPR : « Une activité nucléaire ou une intervention ne peut être entreprise ou exercée que si elle est justifiée par les avantages qu’elle procure, notamment en matière sanitaire, sociale, économique ou scientifique, rapportés aux risques inhérents à l’exposition aux rayonnements ionisants auxquels elle est susceptible de soumettre les personnes. » Or, la demande d’autorisation de rejet aura lieu plus tard. Comment alors justifier l’installation sans en connaître l’impact sanitaire ?

Les autorités ne semblent pas se préoccuper des règles démocratiques qu’elles se sont elles-mêmes fixées. Très concernée, l’ACRO s’est beaucoup impliquée dans les débats par le passé, mais ne participera pas à cette enquête publique.

Gestion des déchets radioactifs : les leçons du Centre de Stockage de la Manche (C.S.M)

Centre Sans Mémoire, Centre Sans Avenir ?

Rapport d’étude réalisé à la demande de Greenpeace France
23 mai 2006


Synthèse : les leçons du CSM

« Le passé était mort, le futur inimaginable », George Orwell, 1984

Pour le CEA, qui a en eu la responsabilité durant toute sa phase active, « le site de la Manche, après vingt-cinq ans de bons et loyaux services, figure désormais comme une référence technique internationale dans le stockage des déchets ». A l’heure où est débattu l’avenir des déchets nucléaires français, il nous paraît important de tirer les leçons de la gestion de ce centre.

Parce que le stockage des déchets y a précédé la réglementation en la matière, ce centre ne satisfait plus aux normes actuelles concernant le stockage en surface. On y a stocké et entreposé tout et n’importe quoi, sur les crêtes des nappes phréatiques et sans aucune protection vis à vis des intempéries. Pour les déchets les plus anciens, l’inventaire est des plus fantaisistes et fort probablement en dessous de la réalité. Mais le plus grave, est que les centres du CEA se soient débarrassés rapidement de tous les déchets gênants avant chaque durcissement de la réglementation. La Commission Turpin l’a bien mis en évidence à propos du plutonium. Ce délit d’initié est extrêmement choquant car c’était dans ce même organisme qu’étaient élaborées les connaissances impliquant de revoir les procédures. Pas vu, pas pris. Plus de 10% des volumes stockées sur le centre sont d’origine étrangère malgré la loi française qui interdit cette pratique.

De part les éléments à vie longue qu’il contient en grande quantité et les toxiques chimiques, le Centre Manche ne sera jamais banalisable et est là pour l’éternité. Son statut se distingue donc du Centre de l’Aube (qui ne reçoit que des déchets triés respectant des critères stricts) et s’apparente plus à ce que pourrait être un stockage souterrain à l’abri des regards qui est supposé accueillir tous les déchets gênants. La barrière géologique ne constitue qu’un décalage temporel dans l’apparition des problèmes.

A cause de sa gestion empirique, il porte atteinte à l’environnement. Suite à des incidents à répétition qui viennent s’ajouter à un relargage diffus en continu, les nappes phréatiques et de nombreux exutoires sont fortement contaminés en tritium. Force est de constater qu’une information sur cette pollution chronique a longtemps manqué et encore aujourd’hui, un bilan précis de son impact reste à faire. Pour autant, la situation pourrait s’aggraver à long terme car les emballages des déchets les plus anciens, qui contiennent aussi les éléments les plus nocifs, ne sont pas garantis sur de si longues périodes. Lorsqu’une nouvelle contamination sera détectée, il sera trop tard.

Cependant, il n’est pas prévu de démanteler ce centre, même partiellement. L’argument généralement avancé, outre le coût économique, est que le risque sanitaire lié à l’opération serait supérieur au risque lié à son impact sur l’environnement. Surtout, il n’y a pas d’autre solution pour les déchets extraits qui ne sauraient être acceptés au Centre de l’Aube. Il est donc plus confortable pour les opérateurs du nucléaire et les pouvoirs publics de considérer ce problème comme réglé.

Comment léguer alors ce centre aux générations futures ? Comment en transmettre la mémoire si même notre génération ne sait plus ce qu’il contient exactement ? Surtout, comment leur permettre d’avoir une opinion sur son avenir qui diffère de celle qui est prévue actuellement ? Ces questions fondamentales doivent être prises en compte pour tous les autres déchets radioactifs.

Cet exemple du Centre de Stockage de la Manche montre qu’une gestion passive à long terme basée sur l’oubli est vaine. La réversibilité supposée des stockages à venir ne fait que reporter de quelques générations le dilemme de la fermeture, sans le résoudre.

La protection des générations futures, fait l’objet d’un consensus quand il s’agit de gestion des déchets nucléaires. Mais dès qu’il s’agit de la génération actuelle, le consensus disparaît… Le public est le grand oublié du projet de loi sur les déchets présenté par le gouvernement qui méprise la consultation qu’il a lui même voulue. Or, si le Centre Manche est un centre sans mémoire, c’est parce que sa gestion était confinée et il est important de ne pas renouveler ce huis clos.

Le bien-être des générations futures, pour lesquelles le fardeau de la gestion des déchets doit être limité, apparaît donc souvent comme un argument utilisé sans réflexion pour faire accepter tout et n’importe quoi. Leur laisser des moyens d’agir signifie garder la mémoire de ce fardeau. Or, les exemples historiques montrent que c’est grâce à la redondance de l’information gardée sous plusieurs formes qu’elle peut être transmise de générations en générations en faisant face aux aléas. Il y a donc un impératif moral à partager avec la population la connaissance sur les déchets nucléaires. Les débats actuels sur le nucléaire n’ont malheureusement pas mobilisé les foules car les citoyens avaient le sentiment de n’avoir aucune emprise sur le processus de décision. Pourquoi s’investir si les décisions sont déjà prises ? Il importe donc de mettre en place un mécanisme de démocratisation de la gestion des déchets nucléaires pour en garantir la mémoire.

L’autre enjeu est de transmettre une mémoire qui traduit honnêtement l’état des lieux, ce qui n’est pas le cas du Centre Manche. Là encore, la démocratisation des processus de décision avec une ouverture plus en amont, laissant le temps à la société civile de s’approprier la problématique est indispensable. C’est dans ce sens que tente d’œuvrer l’ACRO depuis sa création.

En conclusion, la sauvegarde des générations futures en matière de gestion de déchets nucléaires passe par une meilleure gouvernance de la gestion actuelle, s’appuyant sur une plus grande démocratie participative. Il serait dommage et dangereux que le projet de loi actuel loupe ce coche pour dix ans encore. D’autant plus qu’il y a malheureusement un immense retard à combler et que les déchets comme ceux du Centre Manche, dont le sort est officiellement réglé, sont encore à prendre en compte.


Résumé de la 1ère partie : L’univers du Centre de Stockage de la Manche

Le Centre de Stockage de la Manche a été construit dans la partie Est de l’usine de retraitement de La Hague, à un endroit qui s’appelle le « Haut Marais », zone humide par excellence. C’est sans doute le plus mauvais choix quand on sait que l’eau est le principal ennemi de la sûreté. Les premiers déchets ont été mis à même la terre, puis dans des tranchées bétonnées, régulièrement inondées. Certains de ces ouvrages ont été démantelés, d’autres sont encore là, à la crête des nappes phréatiques. La pratique ayant précédé la réglementation, l’empirisme qui a guidé l’édification de ce centre suscite déjà de nombreuses inquiétudes qui devraient s’aggraver dans l’avenir.

Les structures d’accueil et la qualité des déchets ont évolué au cours du temps vers plus de rigueur. Mais, avant chaque durcissement de la réglementation, le CEA a renvoyé au CSM des déchets qui ne pourraient plus être acceptés par la suite. Ce délit d’initié est d’autant plus choquant que c’est dans ce même organisme qu’étaient élaborées les nouvelles règles. L’ACRO avait aussi dénoncé des pratiques similaires juste avant la fermeture du site en 1994. De nos jours, le centre Manche contient de nombreux éléments à vie longue qui ne sont plus acceptés sur le centre de l’Aube qui a pris le relais. Il y a notamment près de 100 kg de plutonium, ainsi que de nombreux autres émetteurs alpha particulièrement toxiques en cas de contamination. Si l’on ajoute à cela les toxiques chimiques qui ne disparaîtront pas avec le temps, dont près de 20 tonnes de plomb et une tonne de mercure, le centre Manche ne pourra jamais être banalisé. Au moment de sa fermeture, l’ANDRA annonçait sans vergogne que ce centre pourrait être rendu à la nature au bout de 300 ans et que la couverture était définitive.

L’inventaire des déchets stockés n’est pas connu avec précision. Durant les premières années, seuls les bordereaux des expéditeurs faisaient foi. Une tempête a effacé une partie de cette mémoire et les informations concernant les premières années ne sont pas fiables. Certaines structures d’accueil non plus et une partie des déchets échappent au système de surveillance mis en place. Un employé de l’ANDRA à la retraite va jusqu’à évoquer des risques d’effondrement. En cas de problème, ce sont les nappes phréatiques qui seront touchées et il sera trop tard pour agir. Selon nos estimations, ce sont plus de 10% des 527 217 m3 de déchets stockés qui sont d’origine étrangère, en violation flagrante de la législation française. Alors que la question du stockage en surface est officiellement considérée comme « réglée », il est légitime de s’interroger sur l’avenir du centre Manche. Il est tout aussi nécessaire de tirer les leçons de ses déboires pour les autres déchets en attente de solution.

Sans la vigilance citoyenne des associations et les révélations d’un lanceur d’alerte qui a envoyé anonymement des documents à l’ACRO, c’est le plan de l’ANDRA qui aurait été avalisé par les autorités. La commission pluraliste qui a enquêté après les révélations de l’ACRO en 1995 a estimé que ce stockage est irréversible. En se basant sur une étude de l’ANDRA, elle estime en effet qu’aucune reprise des déchets n’est raisonnable en raison des coûts sanitaires et financiers. Surtout, il n’existe aucune solution pour une partie de ces déchets qui ne sauraient être acceptés au centre de l’Aube.

Les exigences en matière d’environnement ont changé durant les 25 années d’exploitation du centre Manche. Ces exigences devraient évoluer encore plus sur des échelles de temps impliquant plusieurs générations. La réversibilité des stockages est donc une contrainte morale qui découle du principe de précaution. Elle est généralement pensée comme un moyen de rendre les projets socialement plus acceptables par les autorités. Mais la réversibilité n’est pas seulement un problème technique et doit conduire à repenser entièrement la gestion des matières radioactives de façon démocratique. L’option d’un entreposage pérennisé avait les faveurs du public lors du débat national, mais est malheureusement ignorée par les autorités qui préfèrent une stratégie basée sur l’oubli.

Il en est de même pour l’avenir du centre Manche. Il est prévu, qu’après la phase de surveillance actuelle, une nouvelle couverture soit mise en place afin de passer à une phase plus passive. La décision de ne pas reprendre tout ou une partie des déchets est basée sur des études de l’ANDRA qui n’ont pas été contre-expertisées dans le détail. Nous avons, vainement, demandé à la commission de surveillance du centre de promouvoir la mise en place d’une réflexion pluraliste qui aurait à se pencher sur les risques évoqués avant de décider de fermer définitivement le site. Cette revendication nous tient particulièrement à cœur avant de décider de léguer une telle menace aux générations futures.


Résumé de la 2ème partie : La pollution des écosystèmes aquatiques par le tritium

Par le passé, la Sainte-Hélène qui s’écoule non loin du Centre de Stockage de la Manche (CSM) avait une teneur en césium-137, de 100 à 1000 fois plus élevée que dans les autres cours d’eau voisins. Cette anomalie s’accompagnait de l’existence d’autres produits de fission et de teneurs impressionnantes en plutonium : les sédiments contenaient plus de 140 Bq/kg de plutonium-238, soit 5000 fois plus que dans ceux du Rhône en aval des installations de Creys-Malville (Superphénix). Le CSM en était à l’origine. Depuis les causes ont été maîtrisées et il ne subsiste plus que les vestiges de ces anciennes pollutions massives.

Mais de tout temps, du tritium (hydrogène radioactif) fût trouvé. Aujourd’hui encore, de nombreux cours d’eau, aquifères, résurgences, puits sont concernés.

Dès l’ouverture du centre, on a voulu stocker de grandes quantités de tritium. Dans 6 petites cases de l’ouvrage dénommé TB2, l’équivalent de trois, peut-être 15, années de rejets tritiés de l’ensemble du parc électronucléaire français actuel a été entreposé. Les estimations varient avec les époques, soulignant la méconnaissance du contenu des déchets.

Mais ce tritium n’a pas daigné rester à sa place, et ce fût le point de départ, en octobre 1976, d’une contamination massive des eaux souterraines et superficielles. Tout ce qui pu être repris l’a été, et les quantités stockés ont été réduites de manière drastique.

Cet incident à mis en exergue, outre des dysfonctionnements et une inadaptation du procédé de stockage, la diffusion du tritium à travers les colis et ouvrages. Ce phénomène, qui a débuté dès la réception des premiers déchets tritiés, existe encore de nos jours et cessera quand il n’y aura plus de tritium dans les colis.
Parce que le gestionnaire du centre s’est refusé à protéger correctement les déchets des intempéries durant les 25 années d’exploitation, y compris durant la période où il déployait des solutions sur son centre de l’Aube, la situation s’est aggravée à La Hague. La lixiviation des déchets par les eaux de pluie a augmenté considérablement les relâchements.

Le CSM s’est donc toujours « vidé », et se « vide » encore de nos jours, de son tritium par d’autres voies que celle de la décroissance radioactive, principe fondamental de l’élimination des déchets nucléaires. L’analyse des données postérieures à 1986, les seules disponibles, tend à suggérer qu’au moins 20% du tritium stocké se seraient « évanouis » dans l’environnement à la date d’aujourd’hui. Dans une note datée du 18/12/92, le gestionnaire estimait même à 1850 TBq [130% de l’inventaire tritié du site (ndlr)] l’activité perdue dans le sol à la suite de l’incident de 1976.

Libéré des ouvrages, ce tritium suit principalement les voies naturelles de l’eau. Il tend à rejoindre les aquifères sous-jacents mais également l’atmosphère. Il est donc voué à être « éliminé », d’une manière ou d’une autre, par dilution et dispersion dans le milieu naturel. Dans l’année qui suit l’incident d’octobre 76, la contamination des eaux souterraines a pu avoisiner les 600 000 Bq/L et celle des eaux de la Sainte-Hélène plus de 10 000 Bq/L. On pense le pire passé. En 1983, on atteint 6 millions de Bq/L dans un aquifère! Expérimentation ? Incident ? Accident ? Le public et les riverains ne savent toujours pas. Tout comme à l’époque ils ne savent pas qu’il est procédé à des rejets dits « concertés » dans la Sainte-Hélène, lesquelles conduisent en octobre 1982 à une contamination des eaux de l’ordre de 50 000 Bq/L.

Le dernier colis livré, la couverture mise en place, les indicateurs témoignent alors de l’avènement d’un processus d’amélioration de la qualité radiologique des eaux souterraines.

En l’absence de rejets industriels ou d’aléas, la teneur des eaux en tritium doit être de l’ordre de 1 Bq/L. Sur le plan sanitaire, l’OMS considère depuis 1993 que les eaux destinées à la consommation humaine ne devraient pas avoir  une teneur en tritium supérieure à 7800 Bq/L. Quant à l’Europe, à partir de 1998, elle s’est fixée pour objectif que ces mêmes eaux ne dépassent pas 100 Bq/L.

En 2005, La pollution n’a pas encore disparu. Elle a globalement diminué. Pour autant la contamination des eaux souterraines contrôlées peut encore atteindre 190 000 Bq/L. Et 20% des aquifères contaminés ne témoignent pas de la diminution attendue si on conjugue la décroissance radioactive au renouvellement des eaux. Fait étrange, certains tendent même à augmenter.

Durant toutes ces années, la pollution par le tritium devient insidieuse. Elle se répand géographiquement sur le versant nord. Elle atteint des puits, des résurgences et les principaux cours d’eau drainant le bassin versant. Actuellement, tous les cours d’eau (les Roteures, la Sainte-Hélène et le Grand Bel) ont en commun d’être contaminés par le tritium, à des niveaux variables compris entre une dizaine et plusieurs centaines de becquerels par litre. Pour les deux premiers, les résurgences le long du premier kilomètre apportent des eaux bien plus contaminées qu’elles ne le sont dans le cours d’eau au même endroit. A quelques centaines de mètres en aval de la source de la Sainte-Hélène, on mesurait jusqu’à 700 Bq/L de tritium dans une résurgence en 2003. Et cette situation contraste peu avec celle observée par l’ACRO il y a une dizaine d’années, cette fois au pied d’une maison familiale. Dans le cas du Grand Bel, pollué à la source, là encore la concentration en tritium des eaux n’a pas évolué depuis 1994 ! Elle est invariablement de 750 ± 100 Bq/L à la source.

Les constats de ces dernières années posent question. Pourquoi la contamination par le tritium n’a pas décru drastiquement comme on aurait pu s’y attendre si on conjugue la dilution et la décroissance radioactive ? Ne considérant que le phénomène de décroissance radioactive, les niveaux auraient dû diminuer de 50% par rapport à 1994. Or il sont sensiblement les mêmes à certains endroits, ce qui suppose que la quantité de tritium mobilisé a augmenté.

Certes, les eaux des résurgences et de cours d’eau ne sont pas utilisées directement pour la consommation humaine, mais elles le sont pour le bétail et même le jardin. Dans le cas d’une vache alimentée de manière chronique avec de l’eau tritiée, des transferts existent vers le lait. Ils sont confirmés dans La Hague lorsqu’on se réfère aux contrôles effectués sur le lait par un autre opérateur du nucléaire que l’ANDRA, cette dernière n’effectuant aucun contrôle de cette nature et ce depuis le départ. Et le bilan des transferts ne s’arrête pas là. Le tritium, hydrogène radioactif, « s’échange » et entre dans la composition de la matière organique, donc de la vie. Chair, graisse, légume, etc. peuvent être concernés. Les voies d’atteintes à l’homme se multiplient alors. Faut-il encore vouloir les connaître.

Apurer la pollution des écosystèmes aquatiques est une nécessité morale. Il n’est pas acceptable de voir le gestionnaire d’un centre de stockage de déchets nucléaires démissionner devant un élément radioactif comme le  tritium qu’il n’a pu contenir sur son site et l’abandonner au pied des maisons, au fond des champs. Il est obligatoire a minima d’étudier, comme le demande l’ACRO, la possibilité de recourir à la méthode éprouvée du pompage dans la nappe avec rejet en mer dans l’espoir d’obtenir une diminution progressive de la contamination des eaux de surfaces et de gérer de manière contrôlée et organisée les flux de radioactivité artificielle en direction de l’environnement.


Rapport d’analyse

Dosage du tritium dans les eaux souterraines pompées le 23 mai 2006 au niveau du piézomètre 113 à proximité du centre de stockage de la Manche

Echantillon Concentration en Bq/L
début
de pompage
13 200
± 900
fin de
pompage
16 800
± 1 100

Télécharger le rapport d’analyse

Dosage du tritium dans les eaux souterraines suite à un deuxième prélèvement effectué par Greenpeace Hollande le 8 novembre 2006 au niveau du même piézomètre.

Echantillon Concentration en Bq/L
Première
cuillère
18 700
± 1 100
Deuxième
cuillère
18 100
± 1 100
Après
pompage 1000 L
18 100
± 1 100
Après
pompage 2000 L
20 000
± 1 200
Après
pompage 3000 L
20 200
± 1 300
Après
pompage 4000 L
20 600
± 1 200

Télécharger le rapport d’analyse

Ancien lien

Secret défense : Lettre ouverte à l’attention des pouvoirs publics

19 mai 2006

Au moment où le pouvoir politique marque sa volonté de rappeler le respect dû au secret défense en faisant interpeller Stéphane Lhomme, il est regrettable qu’il ignore les conclusions d’un très sérieux groupe de travail mis en place par la Commission Nationale du Débat Public, sur les obstacles à l’accès à l’information dans le domaine du nucléaire et sur les voies possibles pour progresser vers une véritable transparence. Les débats publics sur les déchets nucléaires et le futur réacteur EPR à Flamanville, qui viennent de s’achever, ainsi qu’une enquête menée à cette occasion sur les pratiques en matière de transparence dans divers pays occidentaux, démontrent la nécessité de pouvoir accéder aux documents d’expertise pour permettre une véritable démocratie participative en accord avec la Convention d’AARHUS ratifiée par la France.

Ces travaux ont montré l’intérêt d’une concertation sur ces questions et fait émerger des pistes de réflexions. Cette voie doit être poursuivie pour construire un dialogue argumenté sur des sujets complexes, touchant à un domaine aussi sensible que l’avenir énergétique, et pour éviter la radicalisation des positions à laquelle on assiste.

Il ne suffit pas de ratifier des conventions ou de voter des lois pour que la transparence se fasse.

Des personnalités ayant participé aux débats publics déchets et EPR :

Pierre Barbey – Membre de l’Association de Contrôle de la Radioactivité dans l’Ouest
David Boilley – Membre de l’Association de Contrôle de la Radioactivité dans l’Ouest
Jean-Claude Delalonde – Président de l’Association Nationale de CLI
Benjamin Dessus – CNRS
Danielle Faysse – Membre de la Commission Particulière du débat Public EPR
Bernard Laponche – Expert indépendant, Global Chance
Yves Marignac – Directeur de Wise-Paris
Jean-Luc Mathieu – Membre de la Commission Nationale du Débat Public et président de la Commission Particulière du débat public EPR
Michèle Rivasi – Présidente du CRIIREM (fondatrice de la CRIIRAD)
François Rollinger – Représentant CFDT au CSSIN
Monique Sené – Présidente du Groupement des Scientifiques pour l’Information sur l’Energie
Annie Sugier – Membre de la Commission Particulière du débat Public EPR
Françoise Zonabend – Membre de la Commission Particulière du débat Public EPR