Polémiques sur les leucémies à la Hague

COMMENTAIRES A.C.R.O.

Extrait de l’ACROnique du nucléaire n°36, mars 1997


Janvier 1997. Une nouvelle polémique éclate en Normandie sur les risques de leucémies autour des installations nucléaires du Nord-Cotentin. L’origine en est la publication, dans une revue scientifique internationale, des résultats d’une enquête épidémiologique conduite par D. POBEL et J.F. VIEL. L’A.C.R.O., qui ne s’est pas mêlée au concert de déclarations en tout genre, a choisi d’exprimer ses commentaires dans son journal ” l’ACROnique du nucléaire “.


I – LES TRAVAUX DE JEAN FRANCOIS VIEL

J.F. VIEL, professeur de médecine à l’hôpital de Besançon, est un spécialiste en épidémiologie. Auteur de travaux sur le radon  (1), il s’est aussi intéressé aux leucémies chez l’enfant dans la région de La Hague.

  • En 1990, il publie, avec Sylvia RICHARDSON, une première étude  (2) portant sur la mortalité par leucémies (en distinguant 3 groupes d’âge entre 0 et 24 ans) dans un rayon de 35 km autour de lâusine de retraitement. De 1968 à 1986, un seul décès est observé à proximité de l’installation nucléaire. Les auteurs concluent à l’absence de situation anormale. De ce point de vue, ils rejoignent les conclusions de deux autres études de mortalité  (3,4) (même si les périodes et les distances diffèrent). Il est bien évident quâune étude de mortalité (enregistrer des décès) n’est qu’un reflet très limité dâune maladie étudiée au sein dâune population. Même si cet argument est moins fort pour les cancers de l’enfant, il est beaucoup plus informatif de procéder à des études de morbidité (enregistrer une maladie), d’autant plus qu’environ 50 % des leucémies peuvent être soignées actuellement.
  • En 1993, avec plusieurs collaborateurs, J.F. VIEL publie une première étude de morbidité  (5) en s’intéressant à l’incidence des leucémies dans la même population. Pour la période 78-90, les auteurs notent 3 cas de leucémie, dans un rayon inférieur à 10 km, alors que 1,2 cas sont attendus (référence au registre du Calvados). Cependant, les tests statistiques conduisent à considérer cette sur-incidence comme non significative.
  • En 1995, D. POBEL et J.F. VIEL procèdent à une réévaluation de l’incidence des leucémies dans la même région toujours pour les moins de 25 ans  (6). Ils mettent en ?uvre 3 modèles d’approche statistique qui pointent une zone de sur-incidence, cette fois significative, à proximité même de l’usine de retraitement. Pour la période 78-92, dans un rayon de moins de 10 km, 4 cas de leucémie sont observés contre 1,4 attendus soit un rapport 2,8 fois plus élevé (Rapport des Incidences Standardisées). Cette étude, comme toute étude de cohorte, a pour objectif de mettre en évidence des excès de leucémie dans une région donnée, sans préjuger d’un lien éventuel avec les radiations. La suite logique, dans une démarche de recherche en épidémiologie, est de tenter d’identifier un (ou des) facteur(s) étiologique(s) (causes de la maladie) lorsquâun excès significatif est observé.
  • Grâce à un financement de l’Inserm et de la Ligue Nationale contre le Cancer, et à la collaboration de 33 médecins locaux, ce travail a pu être mené par D. POBEL et J.F. VIEL qui viennent de publier les résultats d’une étude ” cas-contrôle ” (7). Dans ce type d’étude, les auteurs procèdent à une même enquête, d’une part, auprès du groupe des jeunes malades (ici 27 cas diagnostiqués entre 78-93) et, parallèlement, auprès d’un groupe témoin étroitement apparié (ici 192 jeunes). Un questionnaire très fouillé (conditions et mode de vie des parents et des enfants, exposition des parents à des facteurs de risques, exposition à des champs électromagnétiques, exposition anténatale ou postnatale à des infections virales, à des rayons X,…..) doit permettre d’identifier d’éventuels facteurs de risque. Les auteurs observent une relation significative avec la fréquentation des plages, soit par les mères lorsqu’elles étaient enceintes (risque multiplié par 4,5) soit par les enfants eux-mêmes (risque multiplié par 2,9). Une 3ième relation significative est observée avec la fréquence de consommation de produits de la mer (risque multiplié par 3,7). Enfin, une 4ième association est établie avec le fait de vivre dans une maison en granit (lien suggéré avec le radon domestique).

II – INCOMPREHENSIONS ET POLEMIQUES INUTILES

La publication des travaux de J.F. VIEL dans le British Medical Journal (B.M.J.) a donné lieu à un déferlement de commentaires, certains utiles au débat, d’autres à la limite de l’insulte. Ceux qui, bien souvent sans avoir lu l’étude, ont participé activement à cette levée de boucliers, ont beaucoup plus contribué à la dramatisation du problème soulevé que la publication de l’étude elle-même. Nous mesurons aujourd’hui l’importance du travail d’information, une des missions de lâA.C.R.O., qui reste à faire. On a ainsi pu voir, sur un plateau de télévision, un représentant des pêcheurs lancer à J.F. VIEL cet argument massue ” mon fils mange dupoisson depuis vingt ans et il n’a pas de leucémie… “. C’est en fait la notion même de risque qui est à expliquer. Dans la tête d’un certain nombre de nos concitoyens, il n’existe que le ” tout ou rien “, le ” blanc ou noir “. Une autre réaction  (8) d’intérêt vient d’un couple ayant eu à répondre au questionnaire et qui s’étonne : ” dans le questionnaire, on ne nous parlait pas du tout du nucléaire “. Contrairement à l’idée reçue par ce couple, il démontre que le questionnaire a été mené correctement car, en dehors de l’exposition professionnelle des parents, établir a priori un lien possible avec le nucléaire aurait constitué un biais qui aurait entaché l’objectivité du questionnaire. Enfin, un certain nombre de déclarations mettent en cause le caractère scientifique de l’étude publiée et réclament une ” expertise “. C’est méconnaître la procédure qui conduit à une publication scientifique et qui impose justement au préalable cette expertise par un comité de lecture (” referees “ ou ” reviewers “). Mais la palme revient sans doute à ceux qui nâont vu là qu’un ” coup médiatique “ visant à attirer les regards sur le départ des déchets nucléaires japonais (sic !).

III – LE DEBAT DE FOND

Mais qu’en pense l’A.C.R.O., nous demande-t-on ? Notre association fait avant tout un travail de terrain. Si nous n’avons pas participé à cette grande messe médiatique à chaud, nous n’en avons pas moins engagé un travail d’explication, de vive voix, auprès de familles légitimement inquiètes. Nous l’avons fait à notre manière, c’est-à-dire sans dramatiser mais aussi sans banaliser. A nos sympathisants et amis, nous avons expliqué que, en dehors d’une situation accidentelle, il n’y avait pas lieu de quitter La Hague. A fortiori, la réponse a été la même auprès de ceux qui, désireux d’y passer des vacances, nous ont téléphoné. En fait, beaucoup de choses peuvent être dites très simplement. 1°) J.F. VIEL est professeur de médecine, spécialiste en épidémiologie. Il a acquis cette fonction (de même que certains de ses collaborateurs) en se présentant à des concours où il a été jugé sur ses ” titres et travaux “. Ainsi, ses compétences sont reconnues par ses pairs.

2°) La récente étude en cause est publiée par un journal de très bon niveau international, après avoir été expertisée de manière anonyme et indépendante par des personnalités scientifiques  (9). Qu’elle donne cependant lieu à une ” controverse scientifique “ est une chose normale et saine  (10), dès lors que les procès dâintention sont exclus. De ce point de vue, l’autocritique publique  (11) présentée par Jacqueline CLAVEL de l’Inserm devrait contribuer à reprendre le débat nécessaire avec plus de sérénité.

3°) La décision des Ministres de l’Environnement et de la Santé de constituer un groupe d’experts indépendants (parmi lesquels J.F. VIEL) dont la mission sera de faire le point sur ces cas de leucémies en Nord-Cotentin et d’établir une sorte de cahier des charges pour la poursuite du suivi épidémiologique est une excellente initiative.

4°) L’épidémiologie, malgré le grand intérêt de cette discipline, n’est pas une science exacte. Ce type d’étude (cas-témoin) conduit à émettre une hypothèse plus ou moins forte d’un lien de causalité entre un ou des facteurs et une maladie. La conclusion de D. POBEL et J.F. VIEL est qu’il existe quelques arguments convaincants pour considérer un lien de causalité entre les leucémies chez les jeunes et l’exposition aux radiations environnementales reçues lors d’activités récréatives sur les plages.

5°) L’excès de leucémies observé dans La Hague n’est pas une exception. D’autres études, principalement en Grande-Bretagne, ont montré également un excès de leucémies :

  • près de l’usine de retraitement de Sellafield (par un facteur 10),
  • près de l’usine de retraitement de Dounreay
  • près des centres atomiques militaires d’Aldermaston et de Burghfield et du centre de recherche nucléaire de Harwell
  • au voisinage de la centrale nucléaire de Hinkley Point (pour les 10 premières années)

Pour être complet, il convient de préciser que d’autres études menées autour de sites nucléaires dans plusieurs pays n’ont pas permis d’observer de situation anormale et, qu’à lâinverse, un excès de décès par leucémie a été enregistré autour de ” sites potentiels ä (12). La recherche des facteurs de risque, là où un excès est observé, ne conduit pas toujours au même résultat. Les résultats de J.F. VIEL rejoignent ceux obtenus par J.D. URQUHART (pour Dounreay) mais diffèrent de ceux de M.J. GARDNER  (13) (risque lié à l’exposition des pères d’enfants malades travaillant dans l’usine de Sellafield).

6°) Dans toute étude épidémiologique de cette nature, des biais sont possibles même si les chercheurs font tout pour les éliminer. Ici, les auteurs reviennent largement dans leur discussion sur ces biais possibles qui ne peuvent, selon eux, affecter leur conclusion. L’A.C.R.O. n’a nullement l’intention (ni les compétences) de rentrer dans ce débat technique et nous attendrons le rapport du groupe d’experts.

7°) Cependant, nous contestons les affirmations de l’exploitant selon lesquelles une relation de cause à effet, entre les radiations environnementales et les cas de leucémies, est impossible et ” absurde” (14). Nous le faisons en nous limitant à quelques remarques là encore très simples.

  • Que des leucémies puissent être induites par des radiations ionisantes est un acquis scientifique aujourd’hui incontestable. On le sait depuis 90 ans quand, en 1906, un premier bilan des cancers radio-induits (essentiellement cancers de la peau et leucémies) a été établi. La relation a été très largement confirmée depuis par de nombreuses études (survivants d’Hiroshima-Nagasaki, patients traités pour spondylarthrite ankylosante, radiologistes anglais et radiologistes américains….).

Tableau n°1

AUTORISATIONS ACTUELLES DE REJETS
Radioéléments 
La Hague
Flamanville
Ratio Hag./ Fla.
Bêta-Gamma (hors [3H])
1 700 000 GBq
1 100 GBq
1545
Tritium ([3H])
37 000 000 GBq
80 000 GBq
462
Alpha
1 700 GBq
Interdit
REJETS EFFECTIFS pour l’année 1994
Radioéléments 
La Hague
Flamanville
Ratio Hag./ Fla.
Bêta-Gamma (hors [3H])
70 200 GBq
8 GBq
8775
Tritium ([3H])
8 090 000 GBq
30 000 GBq
270
Alpha
97,3 GBq
Interdit

 

Nota : Pour le lecteur qui continue à raisonner en Curies (Ci), il convient de diviser chacun de ces chiffres par 37 pour connaître les valeurs en Ci.

  • Une usine de retraitement est une installation très particulière qui génère des rejets bien supérieurs à une installation nucléaire classique telle un réacteur. Le tableau n°1 présente les données comparatives des rejets en mer de l’usine de retraitement et des 2 réacteurs nucléaires de Flamanville (situés à 16 km au sud). Ainsi, pour 1994, comparativement aux 2 réacteurs EDF, les installations COGEMA ont rejeté en mer 8775 fois plus d’émetteurs bêta-gamma, 270 fois plus de Tritium ; les installations Cogéma ont, de plus, rejeté 97,3 GBq d’émetteurs alpha ; les centrales EDF n’ont pas d’autorisation de rejet pour ces émetteurs alpha.
  • L’exploitant COGEMA déclare que ces rejets actuels ont été fortement réduits et qu’ils induisent une contamination de l’environnement qui ne représenterait qu’environ 1% de la radioactivité naturelle  (15). Outre le fait que la radioactivité naturelle ne peut être considérée comme un seuil d’innocuité, et que, par ailleurs, il conviendrait peut-être de considérer des points de reconcentration de la radioactivité (points chauds), acceptons pour lâinstant les données de l’exploitant. Dans ces conditions, on pourra s’interroger dans 5, 10 ou 15 ans sur les effets éventuels de cette contamination actuelle. En effet, le problème doit être pris à rebours, car les leucémies observées par J.F. VIEL portent sur la période 1978 à 1993. Il convient donc (prenant en compte un temps de latence de l’ordre de 5 ans pour les leucémies radio-induites) de savoir quels ont pu être les niveaux de contamination depuis le début des années 70. Le profil chronologique des rejets publié par l’exploitant lui-même montre clairement que durant les années 80, les niveaux de rejets étaient 17 fois supérieurs à ceux d’aujourd’hui pour les émetteurs bêta-gamma et 7,5 fois supérieurs pour les émetteurs alpha.


Tableau n°2

Eléments Sable (02/82) – Moulinets Algues (02/82) – Moulinets Patelles (02/82) – Moulinets Tourteau (3/82) – Herqueville
Ruthénium 106 490 Bq / kg 1085 Bq / kg 530 Bq / kg 217 Bq / kg
Cérium 144 180 205 39 17
Cobalt 60 12 3,0 2,2
Césium 137 58 5,0 2,9 3,3
Césium 134 4,1 0,3 0,3
Antimoine 125 21 0,5 3,4
Argent 110m 2,1 9,1 4,4
Zinc 65 3,5 3,0 1,9
Zirconium 95 1,7
Nobium 95 3,9
Europium 154 1,9
Europium 155 7,8
Potassium 40 340 192 65 53

 

A cette pollution chronique, sont venues s’ajouter des pollutions accidentelles. Sans les reprendre toutes, nous voulons rappeler les ruptures de la canalisation de rejets en mer et tout particulièrement celle découverte en décembre 79. Nous ne disposons que des valeurs du 1er trimestre 82 rapportées à l’époque par l’exploitant auprès de la C.S.P.I.  (16) qui venait d’être constituée. Les mesures effectuées en spectrométrie gamma révèlent la présence de jusqu’à 8 radionucléides artificiels contre un seul naturel (le K40). Le sable de plage, élément connu pour ne retenir que faiblement les corps radioactifs (contrairement aux sédiments fins), montre une contamination artificielle de la plage de Sciotot à l’Anse du Brick avec un maximum dans l’Anse des Moulinets (tableau n°2). Les algues, les patelles, les tourteaux (tableau n°2) et divers coquillages indiquent également des niveaux de contamination élevés de 2 à 10 fois les valeurs de potassium 40 (radioactivité naturelle). A cette date, le commentaire de l’exploitant est le suivant : ” ces anomalies radioactives, propres à l’Anse des Moulinets depuis les fuites de conduite de rejet observées en janvier 1980, se sont considérablement résorbées “. On est en droit de se demander quel était le niveau de contamination 2 ans plus tôt, au 1er trimestre 1980 ! Selon des propos du directeur de l’époque, ces niveaux de contamination atteignaient jusqu’à 100 fois les valeurs enregistrées avant l’accident …. Précisons que les mesures rapportées ici ne portent que sur les émetteurs gamma. Il serait particulièrement utile de connaître les valeurs des émetteurs bêta, comme le Strontium 90, élément très radiotoxique qui se fixe principalement dans les os (c’est-à-dire là où se forment les cellules sanguines) et celles des émetteurs alpha, corps les plus radiotoxiques (dont certains, comme le Plutonium, se fixent aussi de manière privilégiée sur les os).

L’exposition humaine potentielle ne se limite pas au seul milieu marin. Elle doit être appréciée dans sa globalité face à toutes les sources cumulées dâexposition. Soulignons à cet égard que, 1 an après la rupture de la canalisation, c’est l’incendie du silo 130 qui a conduit à une libération importante de radioactivité par voie atmosphérique, notamment en Césium 137 et en Strontium 90. Un an après cet incendie, on observe encore les conséquences à travers les mesures en spectrométrie gamma de l’herbe (tableau n°3) et les mesures de Sr90 relevées dans le lait collecté chez la plupart des sociétaires (tableau n°4). Dans cette même période, rappelons que les nappes phréatiques (profondément contaminées à partir des fuites du Centre de Stockage de l’ANDRA) relarguent du Tritium en grande quantité dans les rivières avoisinantes  (17). On observera le chiffre record de 52 000 Bq par litre dans la Ste Hélène en octobre 1982 ! Ces pollutions, ainsi que celles observées au Nord-ouest du site COGEMA, expliquent en partie les concentrations en Tritium (de 350 à 500 Bq/l), là encore mesurées dans le lait des vaches (tableau n°4).


Tableau n°3

HERBE (01/82) N-O site (ext.)
Ruthénium 106 313 Bq / kg
Cérium 144 405
Césium 137 344
Césium 134 26
Cobalt 60 4
Béryllium 7 93
Potassium 40 34

Tableau n°4

LAIT(02/82) (Bq/L) ramassage

Lieu

Cs137

Sr90

Tritium

K40

S1

<
0,37

1,92

480

54

S2

2,30

2,60

440

37

S3

1,40

2,40

370

55

S4

0,41

1,50

440

32

S5

<
0,37

1,68

410

34

S6

<
0,37

1,90

360

38

 

S’il est clairement établi que des leucémies peuvent être induites par les radiations  (18), du point de vue d’un risque lié à l’environnement il est essentiel de s’interroger sur une possible ” relation dose / effet “. La pollution radioactive chronique et les pollutions accidentelles qui s’y sont ajoutées ont pu conduire, en certains lieux et à certaines périodes, à des niveaux d’équivalent de dose tout à fait significatifs notamment pour les très jeunes enfants plus sensibles à l’action des radiations.

En conséquence, nous ne prétendons pas apporter ici une preuve de relation de cause à effet, mais compte-tenu des données non exhaustives brièvement rapportées et parce que le nombre de cas de sur-incidence est faible, nous considérons que l’existence d’un lien avec ces contaminations radioactives de toutes origines ne peut être a priori écartée.

IV – EN CONCLUSION

  1. Il nous semble essentiel d’appuyer trois orientations fortes.Renforcer la poursuite des études épidémiologiques. La constitution du groupe d’experts est une bonne chose. Il convient que ce travail ait une suite et que le registre des cancers, piloté par l’A.R.C.M  (19), soit pérennisé et étroitement associé.
  2. Les exploitants, COGEMA et ANDRA, se grandiraient en faisant acte de transparence. Il est souhaitable que toutes les mesures effectuées depuis le début du fonctionnement des installations soient confiées à une commission indépendante qui, mettant en oeuvre des modèles établis, emploierait ces données pour établir une estimation des doses intégrées pour divers groupes à risques. La C.S.P.I. pourrait être le siège dâune telle élaboration.
  3. A côté des structures officielles et de celles des exploitants, l’A.C.R.O. a su démontrer qu’elle joue un rôle incontournable et bénéficie d’un grand capital de confiance de la part de la population. Nos moyens d’information et notre potentiel d’investigation doivent être renforcés. L’A.C.R.O. a engagé une mutation profonde pour développer son laboratoire ; il est essentiel que les pouvoirs publics, les collectivités locales et territoriales y apportent un appui conséquent.

Mise à jour de juin 2001 :

L’augmentation du taux de leucémies chez les jeunes observée par J.F. Viel a ensuite été confirmée par d’autres études menées par Alfred Spira de l’INSERM et l’A.R.C.M.. Sur la période 1978-1998, 5 cas ont été observés dans le canton de Beaumont-Hague sur 2,3 cas attendus, soit un ratio de 2,17. C’est chez les 5-9 ans que l’incidence est la plus forte : 3 cas observés pour 0,47 attendus, soit un ratio de 6,4.  (20)


Références

(1) J.F. Viel, International Journal of Epidemiology, 22, 4, 1993
(2) J.F. Viel, S.T. Richardson, British Medical Journal, 300,1990
(3) M. Dousset, Health Physics, 56, 1989
(4) C. Hill, A. Laplanche, Nature, 347, 1990
(5) J.F. Viel et al, Cancer Cause and Control, 4, 1993
(6) J. F. Viel, D. Pobel, A. Carre, Stat Med 1995;14:2459-72 (résumé en ligne). Cet article a été vulgarisé par Sciences et Vie de décembre 1995.
(7) D. Pobel, J.F. Viel, British Medical Journal, 314, 1997 (lire l’article ainsi que les réactions et la réponse de l’auteur)
(8) La Presse de la Manche du 17/01/1997
(9) La rédaction du B.M.J. a rendu publique cette procédure d’expertise (Le Monde du 23/01/1997)
(10) Après la publication (en 1990) de l’étude de Gardner et al, également dans le B.M.J., cette revue s’était fait l’écho pendant de nombreuses semaines de commentaires scientifiques souvent contradictoires, mais toujours enrichissants.
(11) “Je n’aurai sans doute pas dû laisser entendre que la publication de Mr Viel dans les colonnes du B.M.J. n’avait pas fait l’objet d’une relecture scientifique. […] je regrette d’avoir formulé trop vite à la presse française des critiques” déclare Mme Clavel, qui néanmoins maintient certaines de ses critiques. (Le Monde du 23/01/1997).
(12) Il s’agit de sites où la construction d’une centrale a été envisagée, mais non réalisée au moment de l’étude.
(13) Voir l’ACROnique du nucléaire n°13, juin 1991
(14) La Presse de la Manche du 10/01/1997
(15) Le comité de l’Académie des Sciences américaines spécialisé dans l’étude des effets biologiques des radiations (BEIR) estimait que la radioactivité naturelle pourrait être responsable d’environ 6 000 morts par cancers par an (soit grossièrement le double, si on prend en compte les cancers non mortels) parmi la population des Etats Unis. Ces données datant de 1973, elles pourraient être réévaluées en tenant compte les modèles actuels plus pessimistes.
(16) Commission Spéciale et Permanente d’Information près de l’Etablissement de la Hague, placée sous la tutelle du Ministère de l’Industrie et instituée en novembre 1981. L’ACRO y siège.
(17) Voir l’ACROnique du nucléaire n°23, 28, 31 et 32 au sujet du centre de stockage.
(18) A l’exception des leucémies lymphoïdes chroniques.
(19) Association pour le Registre des Cancers dans la Manche.
(20) A-V Guizard et al, Journal of Epidemiology and Community Health n°55, juillet 2001.


Liens

Articles dans l’ACROnique du nucléaire

Articles du British Medical Journal group

Ancien lien

L’état de l’environnement dans la Hague

Silence n°197, novembre 1995


La presqu’île de la Hague est située au Nord du Cotentin, à l’Ouest de Cherbourg, dans le département de la Manche. Elle abrite l’usine de retraitement de la Hague mais également des zones de stockage de déchets radioactifs. Depuis 1986, l’ACRO, association pour le contrôle de la radioactivité dans l’Ouest, fait un suivi de l’état de l’environnement. Pas rassurant.


L’ACRO (Association pour le Contrôle de la Radioactivité dans l’Ouest), née à suite de la catastrophe de Tchernobyl en 1986, vient de publier un rapport (1) alarmant sur la contamination autour de l’usine de retraitement des déchets nucléaires, gérée par la COGEMA (2), et le Centre de Stockage de la Manche (CSM), géré par l’ANDRA (3). Perdue tout au bout de la presqu’île du Cotentin, à la pointe de La Hague, l’usine COGEMA (4) extrait le plutonium des déchets nucléaires français et étrangers. Parmi ses clients, elle compte le Japon, l’Allemagne, la Suisse et la Hollande. Attenant, le Centre de Stockage de la Manche (5) accueillait tous les déchets faiblement radioactifs, mais déjà plein, il doit être fermé pour 300 ans, ce qui correspond à un stockage de courte durée (6). L’ACRO, équipée d’un laboratoire d’analyse, surveille de façon régulière l’environnement dans cette région et tente d’informer la population sur la situation. C’est qu’il y a fort à faire car une véritable politique du secret est menée par les exploitants, et les autorités locales ne jouent pas leur rôle de contre-pouvoir. Qu’ont-ils de honteux à cacher ?

Dans des documents à diffusion restreinte, contenant des tables de contamination des nappes phréatiques, on trouve des résultats intéressants pourtant. De février 1982 à février 1986, les teneurs en tritium (7) varient entre 140 000 Bq/l et 440 000 Bq/l (8) selon les piézomètres (9) les plus marquants, où les prélèvements ont été faits. A titre de comparaison, on trouve habituellement moins de 1 Bq/l de tritium dans l’eau ; il provient des essais nucléaires atmosphériques. Il  est déjà notoire que l’usine COGEMA de la Hague soit l’usine nucléaire la  plus polluante d’Europe par ses rejets autorisés dans la mer. Avec un total de 38 920 TBq (38,9 1015 Bq) d’effluents liquides par an, principalement du tritium, la COGEMA rejette dans la mer environ 1 400 fois plus que la centrale de Gravelines en fonctionnement normal (10). Apparemment cela ne suffit pas car les nappes et les rivières, pour lesquelles ni l’ANDRA ni la COGEMA n’ont d’autorisations de rejets, servent aussi d’exutoire.

Secret nucléaire

Jusqu’en mars 1986, les mesures de contamination au niveau des piézomètres étaient régulièrement communiquées aux membres de la Commission Hague (11);  soudainement une partie de ces informations est devenue secrète : tous les résultats internes aux sites COGEMA et ANDRA disparaissent sans aucune explication. Sur 70 piézomètres, 31 deviennent classés “secret nucléaire”. Que s’est-il passé, à cette époque, qui pourrait  expliquer un tel comportement? Tchernobyl, bien-sûr, est une hypothèse vraisemblable. Il semblerait que les exploitants aient eu peur que les Français, découvrant l’état de l’industrie nucléaire à l’Est, aient commencé à se poser des questions sur ce qui  se passait chez nous. C’est vrai qu’il n’y a pas de quoi être fier au vu des contaminations ! L’image de marque du nucléaire français, sûr et propre, risquait  d’en prendre un coup. A partir de janvier 1988, les résultats au niveau du piézomètre 702, sur la commune de Digulleville disparaissent aussi, pour ne réapparaître qu’en avril 1991, après demande insistante de la Commission Hague. Comme par hasard, c’était le piézomètre le plus contaminé en dehors du site et sa contamination ne cessait d’augmenter depuis 1987.

La limite sanitaire, à savoir la limite entre l’inacceptable et le tolérable (12) et non la limite d’inoffensivité (13), est de 270 000 Bq/l. Cette limite est parfois dépassée au niveau des nappes phréatiques ; il y a donc de quoi être inquiet. Il serait intéressant d’étudier ce que l’on trouve dans l’eau du robinet des villages des alentours, “rien” affirment en choeur les exploitants. Peut-on avoir confiance ? Aussi bien la COGEMA que l’ANDRA, publient des bulletins d’information qui contiennent les résultats de leur surveillance. Ainsi, dans le numéro de décembre 1989 de la COGEMA, on peut noter que du lait est légèrement contaminé en tritium, avec une valeur maximale pour le mois, de 20 Bq/l. Cet effort de transparence est louable, car la population des environs est en droit de protester, arguant qu’elle aimerait du lait non contaminé. Cependant, si on va fouiller dans les résultats de surveillance laitière remis à la Commission Hague pour ce même mois, on y trouve une valeur de 180 Bq/l de tritium dans le lait. Une erreur de frappe, sûrement ? Pas du tout ! l’ACRO a relevé 29 erreurs en cinq ans qui vont toutes dans le même sens : sous estimer la pollution. Quant à l’ANDRA, avec un tout nouveau bulletin trimestriel, elle semble suivre la même voie ; on relève déjà une erreur sur les contaminations des nappes phréatiques. De quoi perdre toute confiance en ce que peuvent prétendre les exploitants. Qu’ont-ils à gagner à tricher ? Ont-ils peur de la réaction des consommateurs qui auraient pu découvrir jusqu’à 480 Bq/l de tritium dans le lait ?

Pollutions radioactives

Pour savoir ce qui se passe maintenant, il faut donc se tourner vers le seul laboratoire indépendant qui surveille régulièrement ce site, à savoir l’ACRO. Le bilan publié dernièrement ne nous permet malheureusement pas d’être optimiste. On y retrouve pêle-mêle, du tritium, encore, mais aussi d’autres pollutions radioactives dans des lieux où la COGEMA et l’ANDRA n’ont aucune autorisation de rejet.

La rivière Ste Hélène, déjà célèbre pour sa pollution,  est toujours aussi contaminée. Cette rivière prend sa source sur le site de stockage et va directement se jeter dans la mer.  En 1991, l’ACRO avait tiré la sonnette d’alarme après avoir détecté du césium (Cs137) à des taux atteignant  près de 4 000 Bq/kg de sédiments secs (on trouve habituellement moins de 10 Bq/kg, dus aux essais nucléaires et à Tchernobyl) et la COGEMA lui avait publiquement ri au nez : “comme toujours l’ACRO multiplie tous ses résultats par dix pour se faire de la publicité”. Il a fallu un essai inter-laboratoires (14) pour que la COGEMA mesure les mêmes taux, admette la pollution et s’engage à faire des travaux. Une canalisation oubliée entre le site de la COGEMA et celui de l’ANDRA  serait la cause de cette pollution (il est inquiétant de noter que le site de l’ANDRA est là pour 300 ans et qu’après 20 ans les exploitants ont déjà des trous de mémoire…). Aujourd’hui, avec des contaminations en Cs137 atteignant 2 000 Bq/kg,  force est de constater que la pollution de la Ste Hélène est toujours aussi alarmante. On trouve aussi dans les sédiments d’autres  radioéléments artificiels tels que le césium134, le cobalt60 et le rhodium106, qui ne sont pas présents dans d’autres uisseaux de  la région, le Grand Bel ou la rivière du Moulin entre autres.  Qu’a fait la COGEMA pour remédier à cette pollution ? remué un peu de  terre, bétonné la source du ruisseau… et rien de plus.

Des mesures sur les mousses aquatiques montrent que l’eau de la Ste Hélène est contaminée en césium et cobalt. L’ACRO y détecte aussi systématiquement du tritium, à des taux voisins de 500 à 600 Bq/l. A titre de comparaison, dans le Rhône, en aval de toutes les installations nucléaires, dont le centre de Marcoule qui a des autorisations de rejet, on trouve entre 11 et 26 Bq/l en tritium (15). Dans la Hague, l’origine du tritium est incertaine, mais il est fort probable qu’il vienne directement des nappes phréatiques que l’on sait très polluées. Il est ensuite rejeté dans la mer (10 à 20 Ci par an, selon les estimations de l’ACRO), après avoir traversé villages et pâturages.

Les risques dans la chaîne alimentaire

L’impact sanitaire de cette pollution persistante est difficile à évaluer. Des mesures faites par l’ACRO chez des particuliers tendent à montrer qu’il y a de quoi être inquiet. Ainsi, dans le puits et le lavoir d’une ferme de Digulleville, on trouve du Cs137 dans les sédiments à des taux qui dépassent les valeurs habituelles et du tritium dans l’eau à des teneurs atteignant 500 Bq/l. L’abreuvoir d’un champ proche est autant exposé à la pollution et le tritium de l’eau bue par les vaches se retrouve dans le lait avec un taux de transfert de l’ordre de 80%, commençant là son voyage dans la chaine alimentaire. Même la COGEMA est forcée d’avouer que le lait peut être aussi contaminé. Le tritium est retrouvé dans l’eau du lait, mais aussi dans les graisses, le lactose et la caséïne avec des périodes biologiques variant de 4 à 300 jours. Sachant qu’aucune dose d’irradiation n’est inoffensive, il parait important qu’une étude sanitaire de grande envergure soit menée sur toute la Hague. Au vu de cette pollution et de la politique d’information des exploitants, c’est à un véritable travail d’investigation que l’ACRO doit se livrer. Jouant un rôle de détective, l’association a eu accès à des documents internes faisant état d’accidents sur le site de la Hague. L’ANDRA a reconnu du bout des lèvres l’accident de 1976 qui aurait conduit à une fuite dans le sous-sol de 1 850 000 GBq (50 000 Ci) de tritium mais refuse d’admettre celui de 1980 lors duquel, selon une note intérieure ANDRA, l’activité bêta des eaux de drainage a été multipliée par 5 000 (principalementdu Cs137 semble-t-il). Combien d’autres accidents de ce type n’ont jamais été révélés publiquement  par les exploitants ? Difficile de le savoir avec des exploitants refusant la transparence. Quant aux populations des environs, pas de problème vu que les installations nucléaires sont sûres!

Pour une commission d’enquête

L’ACRO somme donc les exploitants de publier les résultats de toutes les mesures effectuées, y compris sur le site. Une fois l’état des lieux établi, il conviendra de mener une étude de faisabilité sur la décontamination active des nappes phréatiques. Pour ce qui est du Centre de stockage en particulier, elle somme les autorités de sûreté et l’autorité publique d’assumer leur rôle de surveillance en mettant sur pied une commission d’enquête indépendante incluant des membres de la Commission Hague dont la mission sera de faire toute la lumière sur le passé du site et de faire un bilan de l’état actuel. Cette commission devra rendre son rapport avant la fermeture du site 16). Pour le moment, mise à part une reconnaissance tacite des résultats de l’ACRO et une dénonciation publique, les exploitants se renferment dans leur mutisme. Les autorités locales ne semblent pas réagir et la presse nationale, susceptible d’aider à changer les choses, ne semble pas très intéressée par ce qui se passe là-haut, tout au bout de la  presqu’île du Cotentin. Donc en attendant, pour pouvoir faire pression, il faut continuer le travail de surveillance autour des sites entrepris par les laboratoires indépendants. L’ACRO, dotée d’un détecteur gamma et d’un détecteur bêta a besoin de renouveler son matériel et de le complèter avec un équipement plus performant, afin de pouvoir continuer son travail de surveillance et d’information. Une souscription (17) est donc lancée.

David BOILLEY

(1) rapport publié dans l’ACROnique
du nucléaire
numéro 28 ; ce rapport est aussi disponible
en anglais. (retour)

(2) COGEMA : Compagnie Générale de
Matières Nucléaires (retour)

(3) ANDRA : Agence Nationale des Déchets
Radio-Actifs (retour)

(4) pour en savoir plus, cf rapport WISE-Paris,
COGEMA
La Hague : les techniques de production des déchets
, déc.
94. (retour)

(5) Pour en savoir plus cf l’ACROnique du nucléaire
numéros 23 et 24. (retour)

(6) D’après le contenu radiologique du site,
nous avons calculé qu’il faudra attendre au moins 800 ans. (retour)

(7) Le tritium (H3), est issu de la fission ternaire
de l’uranium 235 au sein des réacteurs nucléaires. C’est
un émetteur bêta pur. (retour)

(8) Le béquerel (Bq) correspond à
une  désintégration par seconde. Compter le nombre de
désintégrations par seconde dans un litre d’eau dues au tritium
permet de connaitre la quantité de tritium dans cette eau. Le curie
(Ci) est l’ancienne unité, il correspond à l’actvité
d’un gramme de radium et vaut 37 milliards de Bq. (retour)

(9) Appareils servant à mesurer la pression
qui plongent dans les nappes phréatiques et au niveau desquels sont
faits des prélèvements d’eau. (retour)

(10) rapport WISE, op. cit. (retour)

(11) Commission Spéciale et Permanente d’Information
(CSPI), dite aussi “Commission Hague”. Elle est composée d’élus,
de syndicalistes, d’associatifs et de scientifiques. (retour)

(12) Martine Deguillaume,  La dignité
antinucléaire
, éd. Lucien Souny (retour)

(13) Pour tout savoir sur les effets biologiques
des radiations, voir l’ACROnique du nucléaire numéro
27 (retour) (article disponible
en ligne)

(14) cf l’ACROnique du nucléaire
numéro 16. (retour)

(15) Lambrechts, Foulquier, Pally, Synthèse
des connaissances sur la radioécologie du Rhône
, rapport
de l’IPSN (retour)

(16) Une  enquête publique a eu lieu
du 2 octobre au 30 novembre en vue du passage en phase de surveillance.
(retour)

(17) 800 000 F doivent être réunis
pour remplacer le détecteur à scintillation liquide trop
ancien et non adapté aux mesures dans l’environnement par un nouveau
à bas bruit de fond. Vos dons, à envoyer à l’ordre
de l’ACRO-souscription, peuvent être déduits des impôts.
(retour)

Ancien lien