Deuxième mission du Groupe Radio-écologie Nord-Cotentin

Le calcul d’incertitude

David Boilley, représentant de l’ACRO dans ce goupe de travail, ACROnique du nucléaire n°60, mars 2003


Dans la première phase de ses travaux, le Groupe Radioécologie Nord Cotentin (GRNC) avait estimé le nombre de cas de leucémie chez les jeunes de 0 à 24 ans vivant dans le canton de Beaumont-Hague attribuables aux rejets radioactifs des installations nucléaires et avait obtenu 0,002 cas environ pour la période 1978-1996 et la population considérée (Voir l’ACROnique du nucléaire n°47 de décembre 1999). Dans ces commentaires, l’ACRO avait tenu à souligner que « Notre principale réserve porte sur la démarche ” réaliste ” retenue par le Comité pour la reconstitution des doses reçues par la cohorte et le risque qui en découle. Nous continuons à penser qu’en matière de radioprotection, toute évaluation d’impact sanitaire doit être menée de façon conservatrice car en l’absence de la mesure précise de l’incertitude liée au calcul ” réaliste “, seul la démarche ” enveloppe ” garanti qu’elle contient la vraie valeur de l’impact. » C’est à dire, quand il y a plusieurs valeurs possibles pour un paramètre, on prend la valeur la plus pénalisante. Si le risque calculé est satisfaisant, alors le risque réel, forcément inférieur, le sera aussi.

En effet, le calcul repose sur de très nombreux paramètres théoriques mal maîtrisés : quelle est la quantité rejetée en mer par an, quel est le taux de concentration de chacun des 71 radio-éléments dans les poissons, mollusques…, quel est le régime alimentaire de la population locale ? Parfois, ces paramètres reposent sur des longues séries de mesures locales qui permettent d’avoir confiance. Dans d’autres cas, le choix s’est fait de manière arbitraire en choisissant une valeur plutôt qu’une autre relevée dans la littérature scientifique internationale. Le résultat de la première phase des travaux du GRNC correspond à la meilleure estimation possible en l’état des connaissances.

Ne nous sommes pas trompes dans le calcul ? Quel aurait été le résultat si on avait choisi un autre jeu de paramètres ? C’est dans le but de répondre à ces questions qu’un groupe de travail a conduit une « analyse de sensibilité et d’incertitude sur le risque de leucémie attribuable aux installations nucléaires du Nord-Cotentin » (Le rapport sera disponible en ligne à http://www.irsn.fr/nord-cotentin). Un représentant de l’ACRO a participé aux travaux, mais n’a pas signé le rapport.

« Un groupe de travail (GT) de l’IPSN sur les incertitudes a été mis en place dès janvier 2000. […] Le 24 juillet 2000, le Ministre délégué à la Santé et la Ministre de l’Aménagement du Territoire et de l’Environnement ont adressé une lettre de mission au GRNC lui demandant de réaliser une analyse de sensibilité et d’incertitude portant sur les paramètres principaux de l’estimation du risque de leucémie attribuable aux installations nucléaires du Nord-Cotentin. En octobre 2000, le groupe de travail a donc été placé sous l’autorité du GRNC et élargi à des experts extérieurs à l’IPSN (associatifs, exploitants, institutionnels). » (Les citations sont extraites du rapport du groupe de travail). Lorsque l’ACRO a été invitée à participer, les travaux de ce groupe de travail étaient déjà bien avancés et il n’a pas été possible de revenir sur certains choix faits en interne.

« Dans cette étude, les sources d’incertitude considérées par le GT « Incertitudes », conformément à sa mission, sont celles relatives aux paramètres. En conséquence, les modèles ne sont pas remis en cause. Une fois quantifiées les incertitudes de chacun de ces paramètres, il faut examiner comment elles se combinent pour produire l’incertitude sur le risque. » Ce choix limite énormément la portée de l’étude car le modèle de dispersion atmosphérique utilisé est notoirement faux. L’analyse par l’ACRO des incidents ruthénium est venue le confirmer. Cependant, faute de meilleur modèle, il n’est pas possible à l’heure actuelle de faire mieux.

« Le grand nombre de paramètres intervenant dans la procédure de calcul du risque collectif (plusieurs milliers), exclut que l’incertitude soit évaluée pour chacun d’entre eux. Le GT « Incertitudes » a donc dû limiter le champ de l’étude et identifier les paramètres prépondérants pour lesquels l’incertitude devra être précisée. La démarche requiert plusieurs étapes :

  • délimiter le champ de l’étude par rapport à celui couvert dans la première mission du GRNC, par exemple en se limitant aux rejets de routine des installations nucléaires,
  • identifier ensuite les paramètres prépondérants (paramètres relatifs aux rejets, au mode de vie, paramètres de transfert, …) dans le calcul du risque collectif. A partir du travail réalisé par le GRNC lors de sa première mission, le GT « Incertitudes » doit identifier les radionucléides prépondérants pour lesquels il est nécessaire de déterminer l’incertitude qui leur est associée parmi l’ensemble des radionucléides (32 dans les rejets gazeux et 71 dans les rejets liquides),
  • déterminer pour chaque paramètre sa gamme de variation et réaliser une analyse de sensibilité. »

Délimitation du champ de l’étude

Population ciblée : la cohorte, c’est à dire l’ensemble des jeunes de 0 à 24 ans ayant vécu dans le canton de Beaumont-Hague entre 1978 et 1996. « Par définition de la cohorte, les individus qui la constituent ne présentent pas de modes de vie particuliers. En ce sens, ils sont considérés comme des individus « moyens » au sein de leur classe d’âge. »

« L’étude présente ne traite que du risque collectif de leucémie ex utero associé aux rejets de routine des installations industrielles nucléaires du Nord-Cotentin (0,0009 cas sur la période considérée). L’incertitude sur la contribution au risque collectif des incidents et accidents des installations nucléaires (notamment le percement de la conduite de rejet en mer survenu en 1979-1980 et l’incendie du silo de déchets du 6 janvier 1981, pour l’usine de retraitement de La Hague) n’a pas été considérée. » Cette limitation est conséquente car seuls 45% du risque sont donc pris en compte par l’étude, les « incidents » ayant une part non négligeable. Par ailleurs, « l’incertitude sur le risque in utero n’est pas considérée dans ce travail. Dans son rapport, le GRNC avait souligné le caractère provisoire des modélisations utilisées pour le calcul du risque in utero [GRNC, 1999]. Il faudra donc vraisemblablement revenir sur l’évaluation effectuée avant d’envisager une étude d’incertitude sur ce point. »

« Les coefficients de dose permettent de passer des activités présentes dans l’environnement ou dans les produits alimentaires aux doses. » Ce sont donc les paramètres les moins bien connus car ils permettent de quantifier les effets des radiations sur la santé.  « Pour les calculs de dose et de risque, le GRNC a utilisé des modèles basés sur les meilleures connaissances scientifiques, adoptés au plan international et donnant lieu à des analyses critiques et à des évolutions en fonction des nouvelles connaissances acquises. Il n’entrait pas dans le cadre de la mission du GRNC de les remettre en cause. Il faut souligner également que les valeurs fournies dans la littérature internationale ne sont pas accompagnées d’incertitudes » Ces coefficients ne varieront pas, c’est le domaine réservé des experts de la CIPR (Commission Internationale de Protection Radiologique dont les recommandations servent à définir les règles de radioprotection).

« Une prise en compte rigoureuse des filiations radioactives nécessiterait une étude à part entière. A ce stade, les filiations radioactives ne sont pas prises en compte. » Le modèle d’exposition aux embruns a été fixé car son application au site de La Hague est douteuse. Faire varier ses paramètres aurait pu laisser entendre qu’on lui accordait une certaine confiance. Enfin, la granulométrie des aérosols a été fixée.

A l’exception des embruns, tous ces choix étaient fixés quand le GT a été ouvert aux représentants associatifs et il n’a pas été possible de revenir dessus.

Méthodologie

« La sélection des paramètres prépondérants a été effectuée en examinant les différentes étapes du transfert jusqu’à l’homme. » On appelle « voie d’atteinte » le chemin d’un élément depuis l’exutoire jusqu’à l’homme. Par exemple, « l’ingestion de produits marins contaminés » ou « l’inhalation de rejets gazeux ». 16 voies d’atteintes sont prises en compte par le GRNC. « Un radionucléide au sein d’une voie d’atteinte est considéré comme prépondérant si sa contribution au risque collectif est supérieure à 0,5 % ou en absolu supérieure à 4,5.10-6. Ce seuil de 0,5 % permet d’éviter une perte importante en termes de risque collectif quand on somme les contributions au risque collectif des radionucléides ainsi retenus. Au sens de ce critère, seuls 23 radionucléides restent à considérer. Ils contribuent, toutes voies d’atteinte confondues, à 95 % du risque collectif. Un paramètre de transfert ou un paramètre mode de vie au sein d’une voie d’atteinte est considéré comme prépondérant si sa contribution au risque collectif est supérieure à 0,15 % ou en absolu supérieure à 1,5.10-6. »

Une fois ces paramètres prépondérants déterminés, il a fallu pour chacun d’entre eux estimer l’intervalle de variation et la probabilité d’obtenir une valeur donnée. Cela a constitué l’essentiel des discussions lors des réunions de travail. Dans certains cas, de longues séries de mesures permettent d’estimer de manière assez fiable cet intervalle. Dans d’autres cas, le choix est purement arbitraire. Pour les régimes alimentaires, par exemple, la consommation moyenne a été multipliée par deux pour obtenir le maximum et divisée par deux pour obtenir le minimum. Cela s’appelle un « jugement d’expert » !

Analyse d’incertitude

Comment les incertitudes sur chacun des paramètres se combinent-elles pour donner l’intervalle de variation du risque total ? Il y a plusieurs méthodes de calcul possibles. L’IRSN en a considéré trois, sans que cela soit vraiment discuté dans le groupe de travail.

Méthode probabiliste : chaque paramètre incertain est tiré aléatoirement dans l’intervalle qui lui est assigné, puis un calcul de risque est effectué. L’opération est renouvelée 1000 fois pour obtenir l’intervalle de variation du risque. Cette méthode, dite de Monte-Carlo, a l’avantage d’être très simple à mettre en œuvre et conduit à un « intervalle de valeurs comprises entre 1,1 et 2,7 fois le risque de référence (soit 0,001 à 0,0024 cas de leucémie) ». Ce résultat est beaucoup plus étroit que l’incertitude des paramètres pris individuellement, ce qui peut surprendre. Cela est dû à la méthode de calcul utilisée. Pour comprendre, prenons le cas des dés : il est difficile de tirer deux six de suite. La probabilité d’en tirer une dizaine de suite est excessivement faible. C’est pareil ici. Si on combine dix paramètres tirés aléatoirement, on aura à peu près autant de valeurs élevées que de valeurs faibles pour un résultat global très moyen. L’étroitesse du résultat est donc due au grand nombre de paramètres qui entrent en jeu dans le calcul de risque. Par cette méthode, il est impossible d’aller explorer des situations extrêmes.

Méthode possibiliste : « Le principe de la méthode « possibiliste » est de décomposer le risque en composants élémentaires. Ceux-ci sont définis comme étant la contribution au risque par classe d’âge, par voie d’atteinte, et éventuellement par produit alimentaire. » Les risques de chaque élément s’ajoutent et ne se combinent pas comme précédemment. Le risque maximum (ou minimum) de chaque élément est additionné pour obtenir le risque maximum (ou minimum) global. Il est en effet raisonnable de penser que l’erreur sur l’atteinte due à l’ingestion de produits marins ne vienne pas compenser l’erreur sur l’atteinte due à l’ingestion de produits laitiers par exemple. « L’incertitude sur chacun de ces 115 composants élémentaires est évaluée par la méthode « probabiliste » de Monte-Carlo. » En effet, l’incertitude sur la concentration en radio-éléments à l’intérieur d’un produit marin n’a rien avoir avec l’incertitude sur le régime alimentaire du consommateur. Cette méthode « possibiliste, conduit à un intervalle de valeurs comprises entre 0,4 et 5 fois le risque de référence (soit 0,0004 à 0,0045 cas de leucémie) » qui est plus large que pour la méthode probabiliste.

Méthode maximaliste : chaque paramètre est fixé à son maximum (ou à son minimum) ce qui permet d’obtenir les valeurs les plus extrêmes. Cela correspond à la démarche enveloppe réclamée par l’ACRO lors de la première phase des travaux. Cette méthode « conduit à un intervalle de valeurs comprises entre 0,1 et 30 fois la valeur de référence (soit 0,00009 à 0,027 cas de leucémie) ».

Conclusion de l’étude : « Toutes ces valeurs restent très inférieures au nombre de cas de leucémies observées pour la même population et la même période (4 cas observés pour 2 cas attendus) et au risque de leucémie radio-induite toutes sources d’exposition confondues (naturelles, médicales, industrielles), soit 0,84 cas. Il apparaît donc peu probable que les installations nucléaires du Nord-Cotentin puissent expliquer la tendance à l’excès de leucémies observée.
Il faut, à ce stade, rappeler les limitations de l’étude d’incertitude réalisée qui n’inclut pas le risque lié aux incidents et accidents (inférieur à 0,0012 cas) ni le risque associé à l’exposition in utero (0,0003 cas). Le fait de les prendre en compte ne modifiera pas vraiment la largeur des intervalles de variation donnés ci-dessus.
Une autre limitation doit être soulignée. Les incertitudes associées aux coefficients de dose et de risque n’ont pas été considérées car il n’existe pas actuellement de documents agréés au plan scientifique sur les incertitudes qui accompagnent ces coefficients.
Réaliser une étude d’incertitude d’une telle ampleur dans le domaine de l’évaluation des impacts radiologiques est exemplaire à plusieurs titres : la diversité des modèles, le traitement de plusieurs centaines de paramètres, la mise en œuvre de plusieurs méthodes de quantification de l’incertitude. En termes de connaissances acquises, le travail effectué pour préciser les intervalles de variation et les distributions des paramètres a permis de constituer une base de données unique pour les futures études de sensibilité et d’incertitude. Enfin, dans une perspective de recherche, la réflexion sur la théorie des possibilités appliquée à ce type d’évaluation mériterait d’être poursuivie.»

Commentaires du participant de l’ACRO

« Concernant l’évaluation de l’incertitude sur le nombre de cas de leucémies calculé à partir des modèles de transfert dans l’environnement des rejets des installations nucléaires de la région, l’IPSN avait inscrit cette thématique dans ses programmes de recherche et l’a engagée au sein d’un groupe de travail interne. Ce travail a ensuite été confirmé par une lettre de mission des ministres de l’environnement et de la santé au cours de l’été 2000 et il a donc été décidé d’ouvrir ce groupe de travail aux exploitants et à des représentants du mouvement associatif. L’ACRO a été invitée à y participer au début de l’année 2001.

Ainsi, lorsqu’il a été décidé d’associer des membres du mouvement associatif, le travail était déjà très avancé. Il leur a été proposé de rediscuter les intervalles de variation d’une partie des paramètres entrant dans les modèles et c’est tout. Cela ne suffit pas pour se considérer acteur de l’étude. En conséquence, dès le mois de juin 2001, la présidente du GRNC a été informée que nous ne signerons pas un tel document que nous considérons plutôt comme un « rapport IPSN ».

Sur le fond, nous reconnaissons la difficulté et l’ampleur du travail accompli. Il est cependant important de noter que l’étude ne porte que sur moins de la moitié du risque théorique associé aux rejets radioactifs. Dans un premier temps, seuls les rejets de routine ont été pris en compte. Or, pour les incidents, l’erreur pourrait être beaucoup plus élevée. La seule prise en compte de 11 mesures de strontium 90 « oubliées » lors de la première mission, a conduit le GRNC à réévaluer d’un facteur 7 la dose collective reçue lors du percement de la conduite en 1979/80. Autre exemple plus récent, lors des incidents ruthénium de 2001, l’action de surveillance de l’ACRO a permis d’observer que l’incertitude sur le terme source était de trois ordres de grandeur (c’est à dire d’un facteur 1000).

Les limites de l’étude doivent être soulignées. Elle s’attache pour l’essentiel à l’impact environnemental des rejets de routine et aux modes de vie et refuse d’aborder tout ce qui touche aux effets sur la santé des rayonnements. C’est pourtant là encore une partie sujette à de larges approximations qui retentissent directement sur cette marge d’incertitude.

Sur ce chapitre, le travail fait par le GTI ne permet pas de conclure quant à l’innocuité des rejets radioactifs. Il n’en demeure pas moins important, car il donne une idée de l’ampleur de l’impact environnemental théorique des rejets de routine. Ainsi le travail effectué pourrait être très facilement transposé aux calculs de dose effectués par l’exploitant dans son dossier soumis à enquête publique en 2000. » (Ces commentaires font partie intégrante du rapport de synthèse de la deuxième mission du GRNC).


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