L’expertise et la transparence

Exposé de Madame Monique Sené du GSIEN, réalisé à la réunion du 14 novembre 2005 à Caen, commune aux deux CPDP déchets nucléaires et EPR
ACROnique du nucléaire n°72, mars 2006


En 1974, au démarrage du programme civil de construction de réacteurs, des scientifiques lancèrent un appel connu sous le nom « Appel des 400 », dont la conclusion était : « Il faut qu’un vrai débat s¹instaure et non ce semblant de consultation fait dans la précipitation.
Nous appelons la population à refuser l¹installation de ces centrales tant qu’elle n’aura pas une claire conscience des risques et des conséquences.
Nous appelons les scientifiques (chercheurs, ingénieurs, médecins, professeurs, techniciens…) à soutenir cet appel et à contribuer, par tous les moyens, à éclairer l¹opinion. » L’existence d’un groupe de scientifiques analysant les dossiers et répondant aux questionnements des citoyens nous avait été imposée par la difficulté d’obtenir les dossiers et parce que « seul le débat contradictoire peut nous préserver contre l’erreur et la persévérance dans l’erreur découlant d’une information unilatérale et complaisante », comme nous l’avions souligné.

Il est certain qu’en 30 ans l’expertise plurielle s’est au moins imposée quant à sa nécessité. Par contre en ce qui concerne son application, il reste à faire admettre que :
• l’ouverture d’un dossier doit être complète (sous contrat d’accès si nécessaire). Se borner à vouloir un questionnaire précis sur des sujets aussi vastes et complexes que la problématique déchets ou la sûreté de l’EPR ne permet pas une expertise de qualité. Pour une telle analyse, il faut pouvoir accéder au dossier, aux documents constitutifs dudit dossier. Ensuite il faut pouvoir discuter, redemander des pièces supplémentaires.
• le temps de l’expertise ne peut, donc, être trop raccourci sinon il n’est pas possible de consulter les dossiers, poser des questions, analyser les réponses puis reposer des questions.
• l’expertise peut être de plusieurs natures :

  1. cohérence du dossier en lui-même : les données de la première page ne doivent pas contredites dans les pages suivantes.
  2. crédibilité du dossier : les données s’appuient sur des études, sur des calculs et ne sont pas des croyances.
  3. validité des données : en général l’expertise plurielle aura des difficultés à atteindre ce niveau car elle devrait alors avoir des moyens de calculs, de recherche suffisants. Cependant, le Comité Scientifique de l’ANCLI  pourrait se fixer ce but, au moins sur certains dossiers particulièrement sensibles…

• l’expertise doit être menée AVANT pour figurer au même plan que les dossiers du pétitionnaire (enquêtes publiques ou débats publics). Sinon, il s’agit d’un leurre car l’expertise plurielle demandée par des citoyens du site ne sera jamais considérée au même niveau que celles des instances officielles.
Et cette attitude tue la gouvernance locale. Il est toujours aussi difficile de faire comprendre que la démocratie représentative doit s’appuyer sur la démocratie participative.

Expert, contre-expert

Notre formulation de l’époque : « Il est inquiétant que ceux qui poussent ces projets soient en même temps juges et parties » est toujours d’actualité. Pour éclairer une décision portant sur une usine ou tout autre objet technique, il faut bien sûr disposer d’un minimum de données. Or, si elles sont fournies seulement par le futur exploitant, et sans dossiers complémentaires, à savoir les analyses explicatives des divers ministères (santé, équipement, environnement, autorités de contrôles) et celles des experts associatifs, la démarche n’est pas crédible.

Je n’en veux pour preuve que l’analyse du dossier de rejets de la Hague (2000), examiné avant sa mise en enquête publique par un groupe émanant pour partie du Groupe radioécologie du Nord Cotentin. Ce fut grâce aux interventions énergiques de la présidente Annie Sugier que cette analyse figura dans le dossier d’enquête publique. Le débat public (2002) mené à propos de l’implantation de CEDRA : installation de reprise de déchets et d’entreposage à Cadarache, en est un autre exemple. Tout d’abord, les présentations techniques étaient le fait du seul CEA. Ensuite, le questionnement des associations n’a pu avoir une expression reconnue qu’à la 9e et avant dernière réunion. Le débat s’instaurait mal et ce d’autant plus que les associations faisaient le forcing. Il a été difficile de le mener à bien. Ce débat était de toute façon, illusoire : CEDRA était en enquête publique juste à la fin du débat.

Le retour d’expérience sur ces débats permet de se rendre compte de la nécessité de l’expertise plurielle mais comment et surtout à quel moment ? Il permet aussi d’affirmer que, même si c’est le futur bénéficiaire de l’installation projetée qui paie les débats, il ne peut être le seul à présenter les dossiers. Ce retour d’expérience a servi pour le débat déchets et pour le débat EPR.

Expertise plurielle certes mais laquelle :
À propos des déchets

  1.  Le CLIS de Bure commandite une expertise payante du dossier ANDRA à l’IEER (Institute for Energy and Environmental Research, USA). Or, la légitimité de cette demande a été contestée dans le rapport de l’OPCST  (mars 2005) non seulement dans les formes (l’appel d’offre serait non conforme) mais aussi dans le choix (l’institut choisi spécialiste sur d’autres questions (prolifération, plutonium) et non en la géologie). Or le CLIS a fait un appel d’offre en bonne et due forme, mais aucun spécialiste français n’a osé affronter les certitudes de l’ANDRA et du CEA. Quant à l’expertise, elle a été particulièrement difficile puisque l’ANDRA n’a pas accepté le dialogue et n’a pas ouvert les dossiers. Et pourtant l’IEER avait appel aux compétences de géologues reconnus (aux USA !!) et leur rapport est tout à fait pertinent. Et après, on s’étonnera que les associations quittent le CLIS ! Qui peut s’arroger le droit de ne pas respecter un choix de commission, effectué dans les règles, et au nom de quel principe ?
  2. Toujours dans le rapport de l’OPECST (mars 2005), un paragraphe est le suivant “Pourquoi un deuxième laboratoire en formation géologique profonde n’est pas nécessaire” ? Ce paragraphe ratiocine sur l’article 4 de la loi de 1991 : le pluriel de “laboratoires” inscrit dans cette loi pourrait entraîner à des dépenses insensées parce qu’on serait obligé de faire des recherches dans tous les types de terrain. Et pourquoi pas ?

La mise en sauvegarde de notre environnement doit être assurée. Les budgets correspondants doivent être assurés. En conséquence prétendre à la seule aune de coût non justifié qu’un laboratoire suffit, et qu’un autre est inutile parce que l’expérience internationale suffira, n’est pas de la compétence des seuls auteurs d’un tel rapport. De plus, cette affirmation a grand besoin d’être étayée, car chaque site présente des caractéristiques particulières. En conséquence, si les expérimentations réalisées sur plusieurs sites permettent de tester des modèles : un site ne renseigne que sur lui-même (failles, sismicité, hydrogéologie, etc.)
Le 30 juin 2005, lors d’une réunion de bilan scientifique l’ANDRA a, aussi, assuré n’avoir pas besoin d’un autre laboratoire. Outre qu’il n’est pas de son ressort d’affirmer qu’un seul laboratoire répond aux attentes de la nation, il n’est pas évident ni convaincant de faire des comparaisons entre “BURE et BURE”.

Plurielles, certes mais encore ?

À cette fameuse réunion du 30 juin, il n’y avait aucun expert n’ayant pas d’attache officielle. Ils étaient soit membres du CEA, de l’ANDRA, de l’IRSN soit en contrat avec les dites institutions d’où un mutisme généralisé. Quel dialogue ? Quelle restitution des recherches puisque seuls les chefs de projets se sont exprimés ? Nous n’avons pas encore appris à donner une information scientifique qui sache avouer ses limites, qui sache faire le point. Notre information se ridiculise car elle n’est que propagande.

Où est l’expertise plurielle ? Le regard extérieur ?
Et revenons au rapport de l’OPECST. Les journées organisées pour faire le bilan des recherches, ont été marquées par le même manque d’ouverture. Ne s’exprimaient que les grands instituts : CEA, ANDRA, IRSN. L’IEER n’a pas été invitée et n’a pas pu dialoguer. La Commission Nationale d’Evaluation a fait des remarques, des observations, émis des réserves, mais tout ceci est insuffisant pour les citoyens. Ils ne peuvent faire confiance à un dossier auquel ceux qui ne sont pas du sérail (et à qui ils ont confié une analyse) ne peuvent accéder.

Comment mener une expertise plurielle ?

Les experts associatifs manquent toujours de temps et de moyens. Comment mener des expertises sans finances et en des délais trop courts ? Les CLI et l’ANCLI qui les unit, devraient pouvoir jouer un rôle de premier plan dans cette approche :

  1.  En rassemblant les compétences présentes sur chaque site pour en faire bénéficier tous les autres au sein d’un comité scientifique qui sera disponible pour toutes les CLI.
  2. En finançant des expertises plurielles, nécessaires aux CLI, avec la participation d’experts de son Comité Scientifique et en s’appuyant sur des dossiers de l’IRSN avec qui un accord de coopération existe.
  3. En faisant un suivi des installations et en exigeant l’accès aux documents pour pouvoir comprendre le fonctionnement d’une installation; intervenir dans le suivi des incidents. En un mot exercer une vigilance pour aider à une sûreté de qualité et donc une sécurité accrue des populations.
  4. En permettant à tous les acteurs de se rencontrer, de se confronter, de poser des questions et d’obtenir des réponses.
    Les CLI et l’ANCLI seront (sont déjà ?) des interlocuteurs incontournables si la pluralité des points de vue y est respectée. Il faut aussi que leur indépendance soit garantie par une composition plurielle et qu’un financement leur soit assuré.

Conclusion

L’accès à l’information n’est pas suffisant si cette information ne peut pas être analysée de façon plurielle et en ayant le temps nécessaire à cette analyse. Il est bon que les divers instituts (CEA, ANDRA, IRSN, ministères) se concertent et fassent des rapports, mais ce n’est pas suffisant. Les citoyens sont en droit d’exiger qu’un extérieur au sérail se penche sur les dossiers.

L’OPESCT affirme que « seul le Parlement a la légitimité pour conduire un débat sur la question d’intérêt national de la poursuite des études sur des installations liées à la gestion des déchets radioactifs ». Certes, mais sans avoir entendu les populations, sans écouter leurs questions, sans accepter de leur répondre, la démocratie représentative a-t-elle peur de la démocratie participative ? Pourquoi les citoyens sont-ils bâillonnés ? La démocratie représentative est-elle si sûre de tout savoir ? La décision, prise en 2004 pour 2020 (?), d’avoir un recours important au nucléaire repose-t-elle sur une connaissance de tous les aspects du dossier ? Ou bien cède-t-on aux groupes de pression (AREVA et EDF) ?

Cette situation n’est malheureusement pas nouvelle. En 1977, dans l’annexe 23 du rapport de la Commission des finances dit rapport Schloesing, il était déjà relevé que la Commission PEON (Production d’Electricité d’Origine Nucléaire) qui avait conseillé le recours massif au nucléaire était constituée en grande partie de représentants d’EDF et d’industriels du secteur. « Cette composition en elle-même fait problème. On n’imagine pas que la politique des constructions scolaires soit, pour l’essentiel, élaborée par les entreprises du bâtiment » écrivait le rapporteur. L’histoire bégaie.

Ancien lien