Novlangue radioactive

Editorial de l’ACROnique du nucléaire n°85, juin 2009


EdF vient d’ouvrir 7 boutiques « Bleu Ciel » à travers la France. Il devrait en avoir 69 dans les grandes villes d’ici 4 à 5 ans. Le concept a visiblement séduit le journaliste : « L’espace se veut aussi facilement accessible à tous les publics, avec un espace plat et vaste pour faciliter les déplacements, un service e-sourd permettant d’échanger avec un conseiller en langage des signes via un écran ainsi qu’une « douche sonore » permettant aux non-voyants de se voir délivrer des informations [1]. » Ah, EdF nous étonnera toujours par son vocabulaire, même si la novlangue est très développée dans l’industrie nucléaire. Les « déchets » sont devenus des « colis ». L’extraction du plutonium des combustibles usés, du « retraitement », voire du « recyclage ». Ou le « zéro impact sur l’environnement » pour caractériser les rejets de l’usine de La Hague qui sont parmi les plus élevés au monde….

Ce vocabulaire plait aux politiques qui le recyclent en langue de bois. Quand Areva abandonne une technologie complètement dépassée pour l’enrichissement de l’uranium, et importe la méthode par centrifugation utilisée par les autres pays depuis de nombreuses années, cela devient dans la bouche du Premier ministre de « l’innovation technique [qui] signe une nouvelle fois les grands projets d’Areva. […] Il faut que la France conserve la tête de la recherche et de l’innovation dans le domaine nucléaire [2]. »

Parmi les nouveautés de la novlangue, il y a « la relance du nucléaire », fétu de paille auquel se raccrochent tous les politiques en période de crise car c’est une des rares industries françaises qui n’est pas délocalisable à cause des risques de prolifération. Cela permet de cacher leur impuissance face aux autres secteurs économiques. Or pour l’AIEA, « la plupart des Etats qui déclarent vouloir du nucléaire ne se rendent pas compte de la lourdeur du processus, car il est impensable d’envisager la moindre centrale sans s’assurer de l’existence d’une réelle autorité de sûreté, capable et indépendante. […] Et quoi qu’en disent des acteurs du nucléaire, vendre une installation clefs en main est dangereux, il faut d’abord bâtir une culture nucléaire nationale [3] ». Le collège de l’Autorité de Sûreté Nucléaire française est en phase : « Parlons clair. L’apprentissage de la sûreté nucléaire est une longue marche. […] On aboutit ainsi à un délai minimum d’une quinzaine d’années avant que puisse démarrer l’exploitation dans de bonnes conditions d’un réacteur nucléaire de puissance [4]. »

Cette novlangue embrume tellement les esprits, qu’il suffit qu’un journaliste utilise un langage normal pour qu’il soit accusé de salir une industrie ou une région. Cela a été particulièrement flagrant avec l’émission de France 3, Thalassa du 8 mai, qui a osé mentionner les rejets des usines de retraitement de La Hague et de Sellafield. Immédiatement, une partie des populations locales a crié au complot et insulté les journalistes.

Dans un tel brouhaha lénifiant, l’engagement du Président américain de parvenir à un monde sans arme nucléaire a créé un électrochoc salutaire. Alors, écoutons-le longuement : « L’existence de milliers d’armes nucléaires est l’héritage le plus dangereux de la guerre froide. […] Certains prétendent que la prolifération de ces armes ne peut pas être arrêtée, pas être contrôlée – que nous sommes destinés à vivre dans un monde où plus de nations, plus de peuples possèdent l’outil de destruction ultime. Un tel fatalisme est un adversaire mortel, car si nous croyons que la prolifération des armes nucléaires est inévitable, alors, d’une certaine façon, nous admettons que l’utilisation des armes nucléaires est inévitable. […] Et, en tant que puissance nucléaire – en tant que puissance nucléaire, en tant que l’unique puissance nucléaire à avoir utilisé l’arme nucléaire, les Etats-Unis ont une responsabilité morale à agir. Nous ne pouvons pas réussir cet effort seul, mais nous pouvons en être à la tête, nous pouvons le démarrer. Ainsi aujourd’hui, je proclame clairement et avec conviction l’engagement des Etats-Unis à œuvrer en faveur de la paix et la sécurité d’un monde sans armes nucléaires. Je ne suis pas naïf. Ce but ne sera pas atteint rapidement – peut-être pas durant mon existence. Je serai patient et persévérant. Mais nous aussi, nous devons ignorer les voix qui nous disent que le monde ne peut pas changer. Nous devons insister : yes, we can [5] ».

Pour Tadatoshi Akiba, le maire de Hiroshima parlant à la tribune de l’ONU au nom des « maires pour la paix », une organisation non gouvernementale qui regroupe 3 000 municipalités : « le discours du Président Obama à Prague nous a assuré que la grande majorité du monde a absolument raison en affirmant que des armes nucléaires devraient être supprimées [6] ». Cet enthousiasme est largement partagé, même si ce sont les actes qui marqueront le monde. Les premiers effets se sont fait sentir lors du comité préparatoire à la conférence qui doit renouveler le Traité de Non Prolifération nucléaire (TNP), qui s’est tenu à New York en mai dernier, où les 189 membres se sont mis d’accord sur l’ordre du jour de la conférence de 2010. Et, dans cet ordre du jour, il est prévu que les cinq Etats nucléaires “officiels” revoient leurs engagements en matière de désarmement prévus par le TNP, malgré l’opposition de la France qui a finalement cédé, car elle était isolée. Rendez-vous l’année prochaine pour cette échéance importante pour le désarmement nucléaire.

Les nouvelles technologies de l’information qui marquent le 21ième siècle ne décryptent pas la novlangue. Au contraire, car elles favorisent l’information instantanée, faite de « copié-collé » sans recul et sans réflexion. Le travail d’analyse critique et de vulgarisation de l’ACRO, souvent considéré comme lent et fastidieux, n’en est que plus pertinent.

[1] Les Echos, 30/04/09
[2] Usine Georges-Besse II Tricastin, Intervention du Premier ministre, 18-05-2009
[3] Philippe Jamet, en charge de la Direction de la sûreté des installations nucléaires, in Les Echos 01/04/09
[4] Note d’information. Position du collège de l’ASN : « Il faut assurer la sûreté des nouveaux projets de construction de réacteurs nucléaires dans le monde », 16 juin 2008
[5] Discours de Barack Obama, Prague, 5 avril 2009 (traduit par nos soins)
[6] The Japan Times, 7 mai 2009

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