Du projet NMD au réarmement nucléaire

Extrait de la revue de presse internationale de l’ACROnique du nucléaire n°50 de septembre 2000.


Aux Etats-Unis, les militaires et de nombreuses firmes aimeraient voir relancé le programme de défense anti-missile NMD (National Missile Defense). Etant donné le poids financier de ces firmes dans la campagne électorale, ce système de défense est soutenu par de nombreux politiques. La communauté internationale, dans son ensemble y est opposée et tout le monde craint une relance de la course aux armements. Le refus par le Sénat américain de ratifier le traité d’interdiction des essais nucléaires à l’automne dernier avait déjà choqué, mais les révélations, par The bulletin of the Atomic Scientists de notes internes où les Etats-Unis encouragent la Russie à maintenir son arsenal en état d’alerte montrent, que dix ans après la fin de la guerre froide le désarmement nucléaire n’est toujours pas au programme.


Le développement par les Etats-Unis du système NMD (National Missile Defense), supposé protéger le territoire contre une attaque nucléaire extérieure, viole ouvertement un traité ABM – conclu en 1972 et par lequel Etats-Unis et l’Union soviétique s’interdisaient de développer des systèmes antimissiles. Cela ne semble pas gèner le Congrès à majorité républicaine en faveur du projet. Selon Le Monde, la principale raison pour laquelle Bill Clinton a donné l’an dernier son feu vert à une première série d’essais du NMD – destinés à mettre en place en 2005 un système composé d’un radar et d’une centaine de missiles antimissiles – est de permettre au vice-président, Al Gore, de répondre aux républicains qui accusent les démocrates de se désintéresser de la défense du pays. (Le Monde du 18 juillet 2000). Mais sur trois essais effectués à ce jour, seul le premier était concluant. En principe, un quatrième essai est prévu pour septembre 2000. Au total, le Pentagone a planifié une quinzaine d’autres expérimentations étalées sur plusieurs années avant un éventuel déploiement opérationnel, sur le sol américain, du système NMD à partir de 2005. Le second ratage d’une interception antimissile au-dessus du Pacifique devrait peser lourd dans la décision de Bill Clinton à propos d’un projet de bouclier dont la faisabilité et, à plus forte raison, son déploiement opérationnel est, pour l’heure, très critiqué. Et Le Monde, dans une analyse, d’expliquer que c’est la menace extérieure qui a relancé le projet, sans jamais mentionner que les Etats-Unis font tout pour maintenir cette menace. (Le Monde du 9/10 juillet 00).

Fin avril 2000, The Bulletin of the Atomic Scientists a reçus des documents dont un reprenait les ” points de discussion ” (talking points) que les négociateurs américains ont soumis à leurs homologues russes en janvier dernier pendant les discussions sur une révision du traité ABM. (Traduit en russe par le ministère russe des affaires étrangères et retraduit en anglais pour être rendus publics, ces documents ont fait la une du New York Times du 27 avril et sont disponibles en ligne avec des analyses à l’adresse suivante : http://www.thebulletin.org/issues/2000/mj00/mj00schwartz.html ou à l’ACRO). En faisant pression sur la Russie pour qu’elle accepte de modifier le traité ABM de façon à pouvoir développer son système défense NMD, les Etats-Unis ont expliqué que la Russie n’avait rien à craindre car ces deux pays vont maintenir “en accord avec de possibles traités de désarmement futurs, un arsenal stratégique large, diversifié et viable” capable d’anéantir son ennemi. En plus, selon les négociateurs américains, la Russie va maintenir ses forces nucléaires en état d’alerte. Le système de défense américain était donc destiné à des Etats parias qui ne possèdent qu’un nombre limité de missiles, pas à la Russie qui va maintenir sa capacité au-delà des possiblités d’interception du système. Lors de cette même négociation à Genève, la Russie avait proposé de réduire les arsenaux respectifs de 3000-3500 têtes de l’accord START II à 1500 têtes. Les Etats-Unis avaient rejeté l’offre sans justification. Le maintien en alerte des arsenaux n’est pas sans danger. Le 25 janvier 1995 les radars russes avaient pris une fusée scientifique norvégienne pour un missile trident tiré par un sous-marin américain. En moins de huit minutes, le Président Yeltsin avait dû décider avec ses conseillers de lancer ou non une contre-offensive.

Ce qui a choqué le directeur du département de défense ballistique, ce n’est pas que les Etats-Unis encourageaient leurs ennemis potentiels à maintenir leur menace nucléaire en état d’alerte. Il était en colère que soit rendue public la performance du système : 100 intercepteurs sont prévus pour se défendre contre 20 à 25 missiles seulement. Un ratio donné aux partenaires russes pour les rassurer mais qui ne devait pas être connu des contribuables américains. (Editorial, The Bulletin of the Atomic Scientists juillet/août 2000).

En regard, la ratification par la Douma russe du traité d’interdiction des essais nucléaires et du traité de désarmement START II le 14 avril dernier paraît être une bien maigre consolation. Quant à la résolution adoptée à l’issue de la conférence de révision du traité de non-prolifération qui a eu lieu du 14 avril au 19 mai dernier à New York apparaît comme bien creuse. (Le texte est disponible en ligne à l’adresse suivante : http://www.basicint.org/nuclear/revcon2000/Finaltext.htm) Si l’obligation légale d’éliminer les arsenaux nucléaires est réaffirmée, et cela indépendamment du désarmement général, il n’y a aucune date butoir ou calendrier d’adopté. (The Bulletin of the Atomic Scientists juillet/août 2000).

Selon Jean-Pierre Dupuy (professeur de philosophie morale et politique à l’université Stanford (Californie), chercheur au Centre de recherche en épistémologie appliquée de l’Ecole polytechnique) dans une tribune du Monde daté du 14 juillet 2000, ” le problème [pour] les Américains [… est qu’] il leur faut montrer que le bouclier qu’ils ambitionnent de construire sera perméable à une frappe russe tout en arrêtant les missiles d’un Etat fanatique. Qu’il est périlleux de jouer ainsi à des jeux incompatibles en fonction de l’adversaire ! La force nucléaire chinoise actuelle ne pourrait percer le bouclier américain. Pour pratiquer la dissuasion mutuelle que leur proposent les Américains, les Chinois vont donc devoir augmenter considérablement leur arsenal. Même si ce geste n’est pas dirigé contre l’Inde, celle-ci va se sentir visée. Suivra bien entendu le Pakistan, et toute la réaction en chaîne asiatique sera déclenchée. […] Les Russes ne croient pas que les Etats-Unis craignent le moins du monde une attaque de la Corée du Nord. Ils interprètent la gesticulation américaine comme la préparation d’une première frappe qui leur est destinée, le bouclier servant à se protéger des représailles. […] Quel chef d’Etat victime d’une première frappe, n’ayant plus qu’une nation dévastée à défendre, prendrait par une seconde frappe vengeresse le risque de mettre fin à l’aventure humaine ?

[…] Le déclenchement accidentel d’un processus d’escalade devenant incontrôlable fait donc partie intégrante de l’équation dissuasive. Or, s’il venait à être construit, le bouclier américain serait perméable à une frappe russe intentionnelle, mais probablement imperméable à une frappe accidentelle. Le bouclier apparaît ainsi incompatible avec la logique de la dissuasion que les Américains disent pourtant vouloir conserver en ce qui concerne la Russie. Conscients du danger, ils sont allés, on le sait aujourd’hui, jusqu’à encourager les Russes à maintenir en permanence leur force en état d’alerte et même à pratiquer la politique du ” launch on warning “, qui consiste à déclencher une attaque dès lors que le système d’alerte a repéré des missiles en vol, avant donc que ceux-ci aient atteint leur cible. Cette politique présente l’avantage d’utiliser sa force avant qu’elle soit détruite, mais elle maximise les chances qu’une guerre soit provoquée accidentellement. Les Américains savent fort bien d’ailleurs que le système d’alerte russe est dans un état lamentable. […] Jamais sans doute, en cette veille du XXI[S,e] siècle, n’aura été aussi forte la probabilité que nos enfants, en tout cas nos petits-enfants, soient les témoins, les victimes et peut-être les acteurs, d’un embrasement atomique. “

Ce projet de NMD fait l’objet d’une large opposition de la part d’associations aux Etats-Unis et l’action la plus médiatique a probablement été la lettre de la fédération des scientifiques américains (http://www.fas.org) signée par 50 prix Nobel demandant au Président Clinton d’arrêter. Le 1er septembre 2000, il a décidé de laisser à son successeur à la Maison Blanche le soin de décider.