Sortir du sentiment de guerre

Editorial de l’ACROnique du nucléaire n°70, septembre 2005


Les autorités françaises semblent prises au dépourvu face à l’augmentation régulière des prix du pétrole. C’est à se demander à quoi a pu servir le débat sur les énergies qu’elles se sont enorgueillies d’organiser. Pour la plupart des politiciens, il ne s’agit que d’un problème de taxation. Mais pour le Premier Ministre faisant face à des problèmes budgétaires, le défi est d’éviter la grogne des automobilistes en concertation avec les seuls industriels. En revanche, c’est une aubaine pour les promoteurs du nucléaire qui profitent du sentiment de rareté pour promouvoir une énergie prétendument abondante, voire illimitée avec ITER, mais qui ne permet pas de remplacer les hydrocarbures. Tant que les autorités se limiteront à penser en moyens de production réduits à une « alternative infernale » [1] – nucléaire ou effet de serre – et non en utilisation de l’énergie, elles seront incapables de répondre au défi.

C’est malheureusement un classique dans nos sociétés de surabondance que d’entretenir le sentiment de rareté et de guerre, maintenant économique, pour maintenir un statu quo. Alors que la richesse atteinte permettrait à tous de mener une vie harmonieuse avec une organisation sociale différente, les défis écologiques imposent de mener une vie plus sobre, mais plus épanouie, car libérée de nombreuses peurs. Il n’est question que de « parts de marché à conquérir », « retard français » ou « maintien de notre avance dans la compétition internationale » entraînant une surproduction et un gaspillage. En face, de nombreuses associations de protection de l’environnement raisonnent en service public de l’énergie pour satisfaire les besoins primordiaux de l’humanité. L’incompréhension est totale. Le cahier collectif d’acteurs publié à l’occasion du débat sur l’EPR est éloquent à cet égard. Au-delà de l’EPR et du nucléaire, et même du défi énergétique, la question est de savoir « comment récuser la fuite en avant insensée qui voit […] la science soumise à la technique, la technique au marché et le marché à la volonté de puissance de ces nouveaux maîtres du monde incapables de maîtriser leur propre maîtrise ? » [2].

« Changer de vie et changer la vie » pour répondre aux grandes questions systémiques de nos sociétés, à la fois locales et globales, requiert des compétences pluridisciplinaires et des niveaux d’action différents. C’est le cas en particulier de la réduction drastique de la consommation d’énergie dans les pays riches dont tout le monde – ONG et pouvoirs publics – souligne l’urgence. Plutôt qu’un débat sur l’EPR, nous aurions préféré l’expérimentation de processus de démocratie participative afin de trouver une synergie entre les moyens techniques, individuels et collectifs à mettre en œuvre pour une meilleure utilisation de l’énergie qui ne soit pas source de conflit. « L’enjeu, pour les acteurs, n’est pas seulement de s’exprimer ou d’échanger, ou encore de passer des compromis ; il n’est pas seulement de réagir, mais de construire. » « Démocratiser la démocratie » [3] en tirant le meilleur parti de la diversité de nos sociétés est une « approche difficile à entendre dans un pays comme la France où toute l’histoire est habitée par le désir de la légitimité unique d’un pouvoir fort incarnant l’inverse de cette mixité de la société civile ». [2] Quant à l’industrie, elle tire une partie de ses profits de l’externalisation de ses nuisances et n’est pas prête à accepter des processus pouvant remettre en cause cet acquis. Les quelques exemples de tentative d’auto-régulation que sont les agences d’évaluation, comités de sages, etc, ont rarement réussi à répondre aux attentes des usagers. Au contraire, elles contribuent à renforcer la démocratie délégative là où plus de démocratie participative est nécessaire.

« Changer de vie et changer la vie » passe aussi par le refus des logiques guerrières et identitaires de nos sociétés et malheureusement aussi parfois du mouvement alter mondialiste et antinucléaire. Au-delà du discours guerrier souvent utilisé par ces militants, on assiste parfois à des dérives dont la logique n’est pas sans rappeler les pages les plus noires de notre histoire. Ainsi, pour un notable de la lutte anti-nucléaire, le seul fait de côtoyer en Biélorussie des « nucléocrates » (comme les Juifs, Arabes ou Communistes à d’autres époques…), est synonyme de fourberie sans limite : l’action de l’ACRO consisterait à « aller dans les zones contaminées autour de Tchernobyl, expliquer aux gens comment vivre heureux en bouffant du césium, à la plus grande satisfaction du lobby nucléaire et de la dictature biélorusse » [4]. A l’heure où il s’agit de modifier des décisions importantes qui sont déjà quasiment prises par les pouvoirs publics sur l’EPR et les déchets nucléaires à vie longue et haute activité, ce genre de dérives sectaires est regrettable et déshonore la cause anti-nucléaire. A plus long terme, elles sont contre-productives car elles entretiennent ce sentiment identitaire et guerrier dont il faut se débarrasser.

[1] Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, La sorcellerie capitaliste – Pratiques de désenvoûtement, La Découverte, février 2005.
[2] P. Viveret, Pourquoi cela ne va pas plus mal ?, Fayard 2005.
[3] Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain – Essai sur la démocratie technique, Seuil, septembre 2001.
[4] Message diffusé sur un forum Internet.

Ancien lien