Réserves et remarques de l’ACRO sur les travaux du comité Radioécologie

Travaux du Comité Radioécologie Nord Cotentin

7 juillet 1999

Pierre BARBEY
Conseiller scientifique de l’ACRO
Membre du Comité Radioécologie Nord-Cotentin


Ce texte est tiré du rapport du Comité Nord Cotentin et a été publié dans l’ACROnique du nucléaire n°47, décembre 1999
Les réserves de la deuxième mission du groupe sont disponibles ici.


 

1 – Le comité Radioécologie Nord Cotentin a travaillé pendant 2 ans pour tenter de reconstituer, de façon rétrospective, les doses de radiations reçues par la population de La Hague du fait des installations nucléaires du Nord Cotentin. Une de ses missions (exposées en détail dans la note de synthèse) a conduit le Comité à calculer le risque de leucémie pour les jeunes de 0 à 24 ans durant la période de 1978 à 1996.

2 – Deux éléments méritent d’être soulignés car ils soulignent l’aspect novateur de la démarche souhaitée à l’origine par les Ministres de tutelle et la Présidente du Comité :

  • cette étude serait menée de façon approfondie en recherchant sans cesse l’exhaustivité,
  • malgré des réticences initiales, des représentants associatifs seraient associés à ce travail.

3 – La présence du mouvement associatif ne doit pas masquer l’important déséquilibre qui existe entre les différents groupes d’acteurs en terme de moyens matériels, de potentiel humain (le bénévolat et ses limites), d’outils d’évaluation et même d’expérience dans un domaine traditionnellement réservé aux opérateurs et aux milieux institutionnels. C’est là une des raisons de l’attitude de réserve que le milieu associatif doit conserver.


Réserves sur le calcul du risque :

4 – Les résultats auxquels le Comité aboutit peuvent être de façon très réduite résumés en deux points :

  • pour l’approche ” cohorte “, le risque calculé de leucémie dû aux installations nucléaires est de 0,0017 (risque absolu) à 0,0021 (risque relatif) ;
  • pour l’approche ” scénarios particuliers “, certaines situations traitées ont pu conduire à des niveaux de dose engagée de quelques centaines de µSv voir de l’ordre du mSv.

5Notre principale réserve porte sur la démarche ” réaliste ” retenue par le Comité pour la reconstitution des doses reçues par la cohorte et le risque qui en découle. Nous continuons à penser qu’en matière de radioprotection, toute évaluation d’impact sanitaire doit être menée de façon conservatrice car en l’absence de la mesure précise de l’incertitude liée au calcul ” réaliste “, seul la démarche ” enveloppe ” garanti qu’elle contient la vraie valeur de l’impact.

6 – Il est vraisemblable qu’il y a eu sur-interprétation de la Directive Européenne. Comme cela est apparu à maintes reprises dans les discussions au sein du Comité, le ” réalisme ” doit-il être compris comme le ” plausible ” ou le ” prouvé ” ? Cette divergence essentielle peut être illustrée par un exemple concret. Le Comité a choisi de retenir que toute la consommation de mollusques des habitants de La Hague (pointe Nord-Ouest) provient de Saint Vaast La Hougue (côte Est). Pourquoi ? Parce que l’on a pas la preuve que la production de mollusques dans la région de La Hague puisse satisfaire les besoins de la consommation. Adieu brelins noirs, brelins coques (buccins), patelles que l’on pêche à pied ; exit les bancs d’ormeaux et de coquilles saint jacques (cf. annexe) exploités par les pêcheurs locaux ainsi que les bulots et les seiches? Ces pratiques existent pourtant bel et bien et, d’un point de vue rétrospectif, elles ont joué un rôle non seulement comme loisir prisé dans la région mais aussi comme complément bien utile pour des revenus modestes. Il ne s’agit pas d’un simple détail compte tenu de la contribution de la voie ” ingestion marine ” à la dose.

Au passage, et pour cette même raison, il convient de souligner que la ration ” mollusques ” de la classe d’âge 15 ans est nettement sous-estimée (7 fois inférieure à celle de l’adulte ! ).

7 – La comparaison effectuée par le GT3 entre les modèles environnementaux et les moyennes annuelles de mesures dans l’environnement a permis d’avoir une certaine confiance dans la modélisation du devenir des rejets marins, à l’exception notable de quelques radionucléides, pourtant importants en terme de dose (C14 par ex.), et du champ proche. En revanche, pour les rejets atmosphériques, les mesures de Kr85 ont permis de préciser les limites de validité des modèles généralement utilisés, mais n’ont pas permis de proposer une alternative totalement validée en dehors des limites de validité du modèle. Les valeurs issues de la littérature étant parfois très dispersées, les choix du groupe sont souvent arbitraires. L’ACRO se déclare donc incompétente pour juger des modèles aériens et pense que ceux utilisés par le Comité ne peuvent en l’état devenir des références.
Enfin, il convient de noter que pour ce qui concerne la contamination des nappes phréatiques, les modèles d’écoulement n’ont pas pu être étudiés.

8 – En définitive, plusieurs éléments soulignés ci-après justifient notre principale interrogation, objet de nos réserves :

8 – 1. Il apparaît clairement qu’un grand nombre de paramètres interviennent pour le calcul de la dose et du risque associé et que pour la plupart d’entre eux existe une marge d’incertitude.
8 – 2. Cette marge d’incertitude peut être importante (un facteur 10 et parfois plus), notamment pour des paramètres qui ont des conséquences directes en terme de dose.
8 – 3. Malgré un important travail réalisé pour modéliser la voie d’exposition aux rejets atmosphériques, le Comité est conscient des lacunes qui existent pour calculer l’impact en milieu terrestre.
8 – 4. L’exposition in utero, à travers la dose délivrée au foetus, pourrait contribuer de façon significative au risque. Mais là encore la modélisation est entachée d’une forte incertitude : entre les premières estimations (calcul enveloppe) et les corrections ” réalistes ” actuelles, il y a un facteur 10?
8 – 5. Au-delà de ces incertitudes, il y a des manques connus ou inconnus. Ainsi, l’impact des embruns est intégré pour la voie ingestion mais pas pour la voie inhalation par défaut de modèle. La dose reçue in utero du fait des accidents n’a pas été calculée. Par ailleurs, le Comité, dans le souci très positif de rechercher l’exhaustivité, a ajouté près de 40 radionucléides à ceux établis par les exploitants ; rien cependant ne permet d’écarter l’hypothèse que l’on passe à côté d’autres radionucléides non identifiés qui pourraient contribuer à la dose. Enfin, concernant les réacteurs, le terme source a été considéré égal à 0 pour certains radionucléides parce que ” inférieur à la limite de détection”. Cependant, compte tenu du débit de rejet, il est vraisemblable qu’en valeur cumulée annuelle, on écarte du bilan une activité réelle mais non quantifiée en raison du mode de contrôle actuel. L’incertitude globale qui accompagne le calcul de dose et de risque associé est vraisemblablement grande (surtout dans la démarche d’une approche ” réaliste “) mais n’a pu être calculée ; aussi, quels arguments fiables avons-nous pour affirmer que l’on ne peut se tromper d’un facteur 30, c’est-à-dire que la marge supérieure de l’incertitude est inférieure à ce facteur ? A partir de ce facteur, compte tenu d’un risque de 2,1 10-3 (relatif), la probabilité d’expliquer 1 cas de leucémie par l’exposition aux installations nucléaires devient supérieure à 5% et cesse d’être liée au seul fait du hasard.


Réserves sur les scénarios

9 – Pour la constitution de scénarios particuliers, si la démarche est ici plus enveloppe, elle n’en garde pas moins un caractère minorant eu égard aux données de temps d’exposition ou de quantités consommées retenues ; il appartiendra à chacun de retenir les valeurs qui lui semblent plus adaptées [ cf. temps d’exposition à la canalisation ou à proximité du site ANDRA ou quantité de crustacés pêchés en champ proche?].

10 – Néanmoins, pour ce qui est de l’état de l’environnement au Nord du CSM, là encore l’option ” réalisme ” a conduit à écarter la consommation d’eau contaminée et l’arrosage de jardins par cette même eau *. D’un point de vue rétrospectif, des calculs sont effectués sur différentes années jusqu’en 1979. Dès lors que des points d’eau chez des particuliers (puits, lavoir, abreuvoir?) apparaissent encore marqués 20 ans après, comment peut-on écarter avec tant d’assurance ces voies d’exposition que l’exploitant lui-même prenait en compte dans l’approche réglementaire de ses dossiers ?

* Ce choix explique, pour l’essentiel, la différence entre les résultats présentés ici (10 µSv) et ceux présentés par le Comité SOULEAU (75 µSv).


Réserves/Remarques particulières

11 – La présentation des résultats devrait clairement indiquer les limites de nos investigations. Tout d’abord, le Comité n’avait pas pour mission de traiter de l’ensemble des cancers (ce qui pourrait être une demande ou une interrogation des populations locales). Ensuite, le calcul de risque pour les leucémies ne porte que sur une période de vie donnée et sur une population donnée (terme de la mission suite aux travaux de J.F. Viel). En ce sens, cette évaluation limitée ne peut traduire à elle seule l’impact sanitaire des installations nucléaires du Nord Cotentin.

12 – Pour ce qui est des seules leucémies, le risque est déduit du calcul de la dose collective pour les jeunes du canton de Beaumont-Hague. Il importe de souligner qu’il s’agit d’une dose collective partielle au regard de l’influence globale des installations (pour répondre à l’approche ” cohorte “). Afin de déterminer la dose collective globale (dans un but certes différent), il conviendrait de prendre en compte la fraction de la radioactivité consommée par d’autres populations, que celle étudiée pour le canton de Beaumont-Hague, pour arriver à une estimation plus complète de l’impact sanitaire *.

13 – Bien qu’il ne relevait pas de la compétence du Comité de traiter de l’élaboration des modèles de risque, il convient là encore de souligner quelques points qui incitent toujours à un jugement pour le moins nuancé :

  • La relation dose / effet est largement déduite des études sur les survivants de Hiroshima – Nagasaki pour lesquels le mode d’exposition est relativement différent de celui des expositions environnementales (dose forte aiguë vs dose faible chronique…) ;
  • Pour le calcul du risque, on ne prend pas en compte d’autre facteurs de risque pouvant agir en synergie ; pourtant aujourd’hui l’approche multifactorielle est un point fort de la compréhension de l’émergence des cancers.

14 – La représentation en % de l’ensemble des sources d’exposition aux radiations souligne l’importance du naturel et du médical par rapport aux installations nucléaires. Cette représentation est discutable compte tenu de l’incertitude qui existe sur l’exposition médicale (4 fois plus importante ici que dans l’étude anglaise). En l’absence d’étude précise, le Comité a retenu l’estimation actuelle de la moyenne nationale. La transposition sur une population plus rurale mais aussi ne concernant que les jeunes (tendance à moins solliciter les structures médicales?) et surtout dans une optique rétrospective (absence d’examens contribuant fortement à la dose tels le scanner?) tend vraisemblablement à majorer cette fois les doses reçues par les examens diagnostiques.

15 – En conclusion, il nous semble important de souligner, par ces réserves, les incertitudes qui existent sur le calcul du risque et les limites de l’exercice afin d’éviter toute conclusion tranchée et sans appel. La difficulté qui existe à établir une relation de cause à effet ne constitue pas pour autant la preuve de l’absence de cette relation causale.  Ce regard critique (autocritique) ne doit pas pour autant masquer l’importance du travail réalisé au cours de ces deux années et sa dimension novatrice (sur ces points, nous partageons totalement les commentaires exprimés par la Présidente du Comité). Enfin, il peut être admis qu’un réel débat s’est instauré entre les différents acteurs et que certaines des propositions que nous avons formulées ont pu être prises en compte soit dans l’approche cohorte, soit dans l’approche scénarios.

* Voir le débat que nous avons eu sur les bancs de mollusques, dont nous avons souligné l’existence locale, mais qui n’ont pas été retenus dans les rations alimentaires, car cette production serait censée être exportée…


Annexe

Bien que des bancs de coquilles St jacques existent en bordures des côtes de La Hague, très peu de mesures ont été réalisées sur ces indicateurs dans le milieu des années 80. Pour la catégorie des mollusques, la plupart des laboratoires contrôlent des patelles. Cependant, dans les résultats du SPR Cogema, on trouve une analyse de coquilles St jacques pêchées à Auderville en 1984. Le tableau ci-dessous (dernière colonne) permet d’observer le décalage qui existe entre cette activité réelle à
Auderville et l’activité calculée à Barfleur, choix retenu par le Comité comme lieu de prélèvements.


Goury 1985 


Goury 1985 


Barfleur 1985

Auderville 1985

ratio

facteur de concentration

activite (Bq/m3)

activite (Bq/kg)

activite (Bq/kg)

activite (Bq/kg)

Auderville/Barfleur 


mollusques

eau de mer

mollusques

mollusques

Coquilles St Jacques

54Mn
10 000

1,55 E-01

1,55 E+00

7,75 E-01

4,10 E+00

5,3

58Co
2 000

3,49 E-01

6,98 E-01

3,49 E-01

4,10 E+00

11,7

60Co
2 000

1,17 E+01

2,34 E+01

1,17 E+01

2,80 E+01

2,4

65Zn
80 000

9,30 E-02

7,44 E+00

3,72 E+00

1,40 E+01

3,8

106RuRh
600

6,66 E+02

4,00 E+02

2,00 E+02

8,00 E+02

4,0

110mAg
40 000

1,02 E-02

4,08 E-01

2,04 E-01

2,20 E+01

107,8

125Sb
20

8,31 E+01

1,66 E+00

8,31 E-01

4,40 E+00

5,3

134Cs
50

6,24 E+00

3,12 E-01

1,56 E-01

2,60 E+00

16,9

137Cs+Ba
50

4,48 E+01

2,24 E+00

1,12 E+00

2,80 E+01

25,0

144Ce+Pr
1 500

3,32 E+00

4,98 E+00

2,49 E+00

2,40 E+01

9,6

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