Lettre ouverte à la DGSNR

ACROnique du nucléaire n°69, juin 2005


L’ACRO a interpellé, par courrier en date du 23/05/05, la DGSNR. Vous trouverez ci-dessous une copie quasi conforme ce de courrier ; nous avons seulement explicité les sigles pour une meilleure compréhension. La réponse peut être téléchargée ici


Objet : Sûreté des stockages liquides des produits de fission aux usines de retraitement de la Hague

Monsieur le Directeur Général,

A la lecture de l’Inventaire géographique des déchets radioactifs, édition 2004, publié par l’ANDRA, nous sommes surpris d’apprendre que sur le site de l’usine de retraitement de la Hague le volume des solutions de produits de fission à vitrifier était de 1162 m3 en juillet 2003 (brochure n° 2, page 33).

Cette donnée, absente des inventaires précédents publiés par l’ANDRA, et non communiquée dans les états de résidus de fin de cycle fournis périodiquement par Cogéma à la CSPI (Commission Spéciale et Permanente d’Information près de l’établissement Cogéma de La Hague), est en totale contradiction avec les informations publiques sur le “traitement en ligne” des produits de fission et aux données qui nous avaient été fournies par les autorités de sûreté lorsque nous avions débattu de l’accident de référence des usines UP3 et UP2-800 en CSPI en 1985 et en 1992.

1-     En 1991, M. Henry, Département Sûreté Cogéma, a donné un exposé à Euratom, cet exposé a été communiqué au CHSCT (Comité Hygiène Sécurité et Conditions de Travail) de Cogéma la Hague le 5/11/91 :
L’accident de référence des usines UP3 et UP2-800 est la mise en ébullition des cuves de stockage des produits de fission suite à une perte totale des moyens de refroidissement des cuves.
Le volume de produits de fission (PF) considéré dans l’évaluation de cet accident est de 240 m3 par usine (pour 800 t de combustible).
Cette hypothèse de 240 m3 et perte prolongée des systèmes de refroidissement puis ébullition sur 2 cuves de stockage de produits de fission (2 x 120 m3) a été confirmée à la CSPI par le chef du département de protection de l’environnement et des installations nucléaires par lettre DPEI / 92-149 du 27 avril 1992 [ 1].

2-     Lors de la réunion de CSPI du 15/06/92, M. Niel représentant la DSIN (Direction de la Sûreté des Installations Nucléaires) a déclaré que le volume de PF était au 1er janvier 1991 de 1200 m3, on en comptait 930 m3 en juin 1991, il nous informait que la DSIN s’attachait à vérifier que les produits générés par le procédé soient traités en ligne “le principe du traitement en ligne est un principe clairement affiché”.
Par note technique jointe au courrier référencé 900 ML/FT du 9 décembre 1992 de Monsieur le Préfet de la Manche, la DSIN précisait :
III- La gestion des produits de fission
Après avoir culminé aux environs de 1070 m3 jusqu’en 1990-91 (soit de l’ordre de la moitié de la capacité d’entreposage [ 2]), le volume des solutions de produits de fission entreposées a été ramené à 724 m3 en juin 1992. Il est prévu que ce volume soit abaissé à 445 m3 au 1/07/93 pour être stabilisé au niveau de 400 m3 à partir de 1994.

Quels problèmes ont amené la non réalisation d’un fonctionnement attendu : 1162 m3 de produits de fission (PF) stockés sous forme liquide en 2003 au lieu des 400 m3 de stock tampon prévus à partir de 1994 ?

3-    Le non refroidissement des solutions de produits de fission dimensionnant l’accident de référence des usines de la Hague n’est pas uniquement théorique. Comme les accidents de Tchernobyl et de Three Miles Island pour les réacteurs nucléaires, l’accident de Kychtym en septembre 1957 dans le sud de l’Oural a démontré la potentialité et le dimensionnement d’un accident sur un site de retraitement.
L’accident de Kychtym est survenu après défaillance du système de refroidissement d’un réservoir contenant quelques dizaines de m3 de déchets de haute activité, les rejets ont contaminé un territoire encore évacué aujourd’hui de 100 km de long par 8 km de large, dans cette “zone d’exclusion” les données de contamination en strontium 90 s’expriment en millicuries par m2 (37 millions de Bq/m2).
Des incidents entraînant l’arrêt de l’alimentation des vecteurs de réfrigération / agitation  / dégazage des cuves de produits de fission pouvant conduire à ce type d’accident “hautement improbable” se sont déjà produits sur le site de retraitement de la Hague :

– 15 avril 1980 : Incendie du poste moyenne tension du site provoquant l’arrêt de l’alimentation électrique par le réseau EDF.
Impossibilité d’utiliser les groupes de secours internes principaux, les pupitres de ces groupes étant eux aussi mis hors d’usage.
La perte des fonctions électriques a duré 3 heures.
– vendredi 13 février 1970, 22 h : suite à d’importantes chutes de neige, la presqu’île du Cotentin est entièrement privée d’électricité, toutes les lignes s’effondrent sous le poids de la neige, plus de téléphone, les poteaux électriques et téléphoniques sur la chaussée s’additionnent aux congères et au verglas pour rendre les routes impraticables.
Le courant industriel ne sera rétabli que le mercredi 18 février au matin.
Que s’est-il passé sur le site de retraitement de la Hague durant ces 5 jours de 1970 ? L’usine fonctionne depuis 1966.

4-     L’accident de Kychtym [ 3,4,5], longtemps ignoré jusqu’au milieu des années 1980 est décrit par Paul Boué dans “Accidents nucléaires en URSS”, dictionnaire de l’écologie, Encyclopaedia Universalis, édition 2001.
A partir des références 3,4 et 5 et d’un document plus récent publié par Nénot J.C. [ 6] cette publication donne une activité initiale du stockage de Kychtym estimée à 20 millions de curies (740000 TBq [7]) tous radionucléides confondus, un rejet de 5 millions de curies (185000 TBq ) pour le seul strontium 90, ce radionucléide représente 50 % des radionucléides rejetés, soit une contamination initiale estimée à 10 millions de curies (370000 TBq).

L’accident de référence exposé par M. Henry en 1991 à Euratom envisageait une mise en ébullition de 480 m3 de produits de fission d’une activité moyenne de 79 TBq/l avec une teneur en strontium 90 de 21%, soit un terme source potentiel en strontium 90 de 7,96 millions de TBq (pour 480 m3). Mais pour évaluer le rejet, la fiche de calcul pondère ce terme source par 2 coefficients :
– un facteur d’entraînement sortie cuve de 3,3.10-6
– un facteur de transfert cuves / cheminées de 4,4.10-2

En tenant compte du stockage réel de 1162 m3 de fin 2003, le rejet théorique potentiel de strontium 90 serait  de 2,79 TBq.

Comparé aux 185000 TBq de Kychtym, ce rejet théorique de strontium 90 n’est guère crédible : l’accident de Kychtym concernait “quelques dizaines de m3” de produits de fission issus du retraitement de combustibles plutonigènes, donc à faible taux de combustion, alors que l’accident potentiel des usines de la Hague concerne aujourd’hui de l’ordre de 1200 m3 de produits de fission issus de combustibles à taux de combustion élevés, 37000 à 40000 MWj/t, taux moyens annuels de 2001 à 2003 [ 8] (voir tableau de synthèse en annexe).

Considérer un accident “hautement improbable” dont on maîtrise totalement le rejet est difficilement recevable : nous l’avons vu au § 3, une situation pré-accidentelle s’est déjà produite au moins 2 fois sur le site de la Hague.
La réduction d’un facteur 1,45.10-7 du rejet par rapport au terme source [ 9] demande à être justifiée, si l’on veut bien prendre en compte le retour d’expérience de Kychtym.

Comme il l’a été envisagé avec les piscines de stockage des combustibles usés après les attentats du 11 septembre 2001 aux USA, qu’adviendrait-il si la cible d’un attentat était les ateliers de stockage des produits de fission concentrés au centre du site au sud de la cheminée d’UP2-800, facilement localisables en littérature ouverte ?

Dans l’attente des informations pouvant répondre à nos interrogations, veuillez agréer Monsieur le Directeur Général l’expression de nos sentiments respectueux.

Jean Claude AUTRET,
Président de l’ACRO

Copies :

– Madame Annie SUGIER, Présidente du GRNC
– DRIRE de Basse-Normandie
– CSPI
– Cogéma
– ANDRA

[1] M. Devillers de l’IPSN, auditionné par la CSPI sur l’accident de référence pour ces 2 usines donnait 240 m3 pour 800t/an (CSPI du 17 juin 1985), dans son exposé Euratom de 1991 M. Henry considérait lui aussi 240 m3 pour 800 t/an, soit 480 m3 pour les 2 usines.
[2] Dans les dossiers d’enquêtes publiques de modifications des installations de Cogéma la Hague en janvier 2000, la capacité maximale de stockage de produits de fission liquides pour les 2 usines est de 1400 m3.
[3] Medvédev J., Désastre nucléaire en Oural, 1988, éditions Isoète.
[4] AIEA, Circulaire d’information INFCIRC/368 du 3 août 1989.
[5] Nénot J.C., La situation autour des sites nucléaires de l’Oural, Médecins et rayonnements ionisants – 1993 – n° 6.
[6] Nénot J. C., L’Oural nucléaire, bilan de 50 ans d’une gestion désastreuse, le Mouvement médical, Revue Pratique, Paris, 1994.
[7] TBq : Tera becquerel = 1012 becquerel = mille milliards de becquerel.
[8] Medvedev J. donne une puissance calorifique des solutions de PF de Kychtym de 60 W/l pour les premiers mois après retraitement, 16 W/l après un an de stockage et 2 W/l au bout de 10 ans. M. Henry dans son exposé Euratom de 1991 prend une base de puissance calorifique de 8 W/l (12,5 W/l pour Devillers en 1985), ce qui semble faible en regard des données russes sur le retraitement de combustibles à faible taux d’irradiation.
[9] Terme source : Quantité d’un polluant spécifique émis ou rejeté dans un milieu particulier comme l’air ou l’eau à partir d’une source donnée.


Annexe :

Comparaison des données sur l’accident de Kychtym et des hypothèses dimensionnant l’accident de référence des usines de la Hague

accident de Kychtym référentiel Hague
terme source 740000 TBq 91,8
millions de TBq [a]
rejet total 370000 TBq 13,33 TBq [b]
rejet Sr-90 185000 TBq 2,79 TBq [b]
dose maximale
50 ans
8600 mSv [c] 27 mSv [c]
portée
de l’impact
100 km 1,5 km
[a] 1162 m3 de solutions de PF en 2003 à teneur moyenne de 79 TBq/l (Henry, exposé Euratom, 1991)
[b] Hypothèse de l’accident de référence (Henry, exposé Euratom, 1991)
[c] Dose cumulée pour 50 ans d’exposition dans la zone d’impact maximal

Pour Kychtym 10180 personnes ont été évacuées 18 mois après l’accident, elles ont reçu une dose efficace moyenne de 690 mSv (170 mSv en externe, 520mSv en interne : AIEA, INFCIRC/368 du 3 août 1989), la moitié de la dose efficace était due à l’ingestion de 90Sr, soit 260 mSv. Le dépôt de 90Sr perdure, la dose « 50 ans » si les populations n’avaient pas été évacuées aurait été de l’ordre 8,6 Sv (260 mSv / 18 x12 x 50 =  8666 mSv).

Rappel : Les effets déterministes sont établis à partir du seuil de 1 Sv.

Ancien lien